Le paradis n’est pas si loin, par Elisabeth Averous
Piste d'écriture: faire vivre un lieu à travers un regard.
Sept heures un matin de juillet, la chienne veut sortir, elle n’aime pas les grasses matinées ! Elle dévale l’escalier, s’agite devant la porte, je descends plus prudemment, les marches sont hautes et étroites. Elle s’impatiente pendant que je l’attache. La rue est déserte, ma chienne émet de petits jappements, presque des gloussements de plaisir. Le ciel est chargé de nuages noirs, la lumière métallique accentue le vert de la treille, l’orage et la pluie s’annoncent.
Avant d’être tirée vers le haut de la rue, je regarde la maison avec toujours autant de bonheur. Autrefois écurie, elle en a gardé quelques vestiges : les briques en arc de cercle soulignent l’entrée, la façade en pierre lui confère élégance et solidité, la vigne soutenue par une pergola grimpe jusqu’au toit. La maison a été aménagée comme nombre d’habitations du Languedoc : au rez-de-chaussée, garage et cave, à l’étage le lieu de vie et encore un étage pour les chambres, il ne faut pas souffrir de coxarthrose dans ce type d’habitat.
C’est la plus jolie maison de la rue, le jasmin colonise la treille, les fleurs blanches et parfumées se mêlent aux feuilles de vigne, la végétation luxuriante donne une ombre bénéfique l’été. À gauche de l’entrée, nous avons planté un rosier jaune orangé. Sa floraison est courte, mais généreuse, il se nomme Louis de Funès et comme cet acteur mythique, il est exubérant. Le long du mur mitoyen, les belles de nuit ont refermé leurs corolles. Le soir, elles s’épanouissent en un magnifique buisson fuchsia.
Ici, nous sommes loin de tout, au bout du bout, avec le sentiment d’être protégés sans être isolés. Ici tout le monde se connait, se dit bonjour, ici on parle français avec l’accent rocailleux des Audois, on perçoit des conversations en anglais, en allemand ou polonais peut-être… Les étrangers séjournent dans le village en été, certains s’y installent. Nos voisins sont belges, danois et irlandais. Ici c’est notre havre de paix, notre paradis.
Lieu de rassemblement, centre social et culturel du village, l’épicerie est ouverte toute l’année. On y trouve tout : des produits frais, du pain et des viennoiseries, des crèmes de beauté, des bougies et décorations à Noël, des boissons fraîches aux beaux jours, et bien sûr les vins du pays. On reste informé avec La Dépêche ou L’Indépendant, et les journaux anglais. Il y a quelques années, la grand-mère de l’actuel propriétaire préparait des plats à emporter pour ceux qui ne souhaitaient pas ou ne pouvaient pas cuisiner. Aujourd’hui, l’épicier vous fait un café à déguster sur les bancs de la place avec, pour compagnie, quelques marginaux en goguette. Certains laissent une ardoise, la confiance est une valeur sûre dans cette contrée reculée.
Ici tout le monde se parle, les chasseurs et les écolos, les vacanciers et les saisonniers, les « mémés » en robe de chambre et monsieur le maire. On parle du temps et de ses caprices, on s’inquiète pour la vigne, poumon économique de la région, on raille la politique et ses errances, mais surtout on se soucie des uns et des autres.
Pourtant, j’étais à cent lieues de penser qu’on achèterait une maison de village dans un bled paumé des Corbières. Après bien des recherches, repérée sur internet, je l’ai visitée par une froide journée de janvier. La déception gela mon enthousiasme ; la façade était attrayante, mais l’intérieur décevant, c’était vraiment moche.
Les propriétaires, des Britanniques, ne venaient plus depuis des années, la maison semblait triste, abandonnée. Je me souviens avoir regardé l’agent immobilier fermer consciencieusement les portes, et lui avoir dit : « Vous pouvez rouvrir ? Je refais un tour… ». Dès cet instant, je n’ai plus vu les murs aux teintes criardes, la cuisine jaune et bleue (des aficionados d’Ikea, les Anglais !), la terrasse décrépie. J’ai ressenti la protection des murs, j’ai perçu les ondes positives, j’ai admiré les poutres centenaires.
- Alors, ta baraque ? me demanda mon mari
- Je crois que cette fois c’est la bonne !
Quelques travaux, une cuisine… Ikea, des week-ends à parcourir les brocantes et vide-greniers pour personnaliser notre refuge. Pas besoin de jardin, nous avons les vignes à perte de vue, la rivière et son plan d’eau, le ciel bleu que seule la tramontane rend intense. On croise des cyclistes suant dans les côtes sans jamais mettre pied à terre, des hordes de « Bikers » au look improbable, des randonneurs adeptes de la marche nordique. Les pêcheurs taquinent le goujon à côté des baigneurs. Les vendanges faites à la main signent la fin de l’été. À partir d’octobre, on guette l’arrivée des grives, on court après les faisans, on traque les sangliers, fléau de la vigne et des cultures. Ici on interprète à la perfection les vers de Jean Ferrat : « Mais ils savaient tous à propos / tuer la caille et le perdreau / et manger la tomme de chèvre ».
Ma chienne me tire vers un champ en haut du village, là où elle peut s’ébattre et surtout, courir après les chats. Cette friche est le royaume des félins de gouttière, ils n’appartiennent à personne, mais sont protégés par tous.
Je fais un détour jusqu’à l’église Saint-Félix, elle surplombe le village, le panorama y est magnifique. Au loin la tour de Quéribus, le château de Peyrepertuse, derniers vestiges d’une histoire cathare cruelle et tourmentée ; on les appelle les citadelles du vertige, tant leur construction relève de l’exploit. À l’ouest, la rivière a creusé des courbes et des gorges dans la pierre calcaire ; autour du village, vignobles et garrigue se déclinent en vert olive, vert anglais, vert bronze…
Je passe devant une jolie maison aux volets clos, celle de Claude Nougaro – mais c’est une autre histoire…
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