Jusqu’à ce que seul l’amour reste par Laurine

J’avais 27 ans quand j’ai décidé de sauter du pont des Tulipes. L’après-midi, j’avais une vie merveilleuse, et une demi-heure plus tard, je ne voulais que mourir.

Probablement la descente la plus brutale de ma vie.

J’ai marché jusqu’au pont, celui où on venait discuter des heures les soirs d’été. C’est là qu’on a fumé nos premières clopes en cachette, qu’on a pleuré des mecs qui valaient une de nos  larmes et qu’on s’est promis qu’on irait un jour voir les aurores boréales.

Les rues étaient bondées, mais j’crois bien que j’ai vu personne. Je crois qu’on m’a regardée bizarre. Faut dire que je devais avoir une drôle de dégaine. Pourtant on l’avait achetée ensemble, cette tenue, tu te rappelles ? Pour cinq jours de festoche, cinq jours de folie. Aymerick avait tout prévu avec les colocs, les paillettes, l’alcool et tout ce qu’il faut pour faire la fête. Si tes vieux avaient su, je crois qu’ils t’auraient tué. Ils auraient dit que c’était de ma faute, tout' façon tu le sais, ils m’ont jamais vraiment aimée.

J’en avais plus rien à foutre, de toute manière, ça n’avait plus d’importance. Rien à foutre des gens qui me regardaient avec la peur au fond des yeux, où de la pitié peut-être ? À bien y réfléchir, ouais, c’était sûrement de la pitié. Leur rire me vrillait la tête. On aurait dû rire nous aussi, en rentrant à l’appart, en chantant très fort et très faux les musiques que la drogue avait imprégnées dans notre corps.

Mais la seule chose que j’entendais, c’était ton silence.

Eux ils ne savent pas, ils comprennent pas, ce que ça fait quand t’es plus là.

Putain, ça me tordait le ventre. J’avais du plomb dans la poitrine, du papier de verre dans la bouche et de la chaux dans le sang. Je voulais m’arracher la peau, faire taire le bourdonnement incessant dans ma tête. Pourquoi ça me brûlait autant ? Est-ce ça valait vraiment le coup ?

Je voulais juste rire, pas me prendre la tête. Profiter de ma jeunesse, rattraper le temps qu’on m’a volé. Je voulais me sentir exister, le temps d’une pause pour des vacances bien méritées. On faisait ça depuis des années. On voulait juste être libres.

J’avais la nausée, le manque me bouffait les entrailles, me brisait les jambes, me coupait le souffle. C’est comme un gouffre sans fond qui engloutit tout, toute la joie, tous les souvenirs, tous nos rires et tous nos pleurs, nos engueulades, et nos promesses, jusqu’à ce que seul l’amour reste.

 

Et maintenant, qu’est-ce qu’il me restait ?

Ça faisait trop mal, fallait que ça s’arrête.

Tu me l’avais dit après les partiels. « Nina, faut que t’arrêtes ».

L’eau était noire en dessous de moi. Les remous formaient une écume blanche qui changeait de forme à chaque seconde. T’aimais bien regarder l’écume, comme certains regardent les nuages. C’est vrai qu’on peut voir des choses, une biche qui court, une feuille qui vole, ou alors c’est  la drogue qu’il restait dans mon sang qui me faisait halluciner. Je t’ai cherché du regard, dans l’écume sans te trouver.

J’aurais pu sauter, j’aurais pu te rejoindre. J’ai pas eu le courage.

Putain j’étais pitoyable, quand tu as eu besoin de moi, là non plus j’ai pas eu le courage.

Il me restait une pilule dans ma poche. Je le savais, je la sentais. J’aurais pu la prendre. La douleur aurait été moins forte. Peut-être que j’aurais eu la force de sauter. Peut-être que j’aurais arrêté de penser à toi. Un sursis de quelques minutes, et après quoi ?

Si j’en avais jamais pris, tu serais peut-être encore là.

Elle était entre mes doigts, il aurait suffi d’un geste, répété tellement de fois.

Un geste, une libération, juste respirer, briser la boule qui s’enfonçait dans ma gorge, rompre l’étau qui me comprimait la poitrine.

Mais pas sans toi. Tu méritais au moins ça. Tu méritais toute ma tristesse, toute ma douleur. Cette fois, j’ai choisi de ne pas fuir. Oublier cette douleur, ça serait comme t’oublier toi, oublier que t’étais là, et ça je ne le voulais pas.

Putain, qu’est-ce que j’avais fait ?  

La pilule est tombée dans l’eau, si loin qu’elle n’a laissé aucune ne trace. Rien.

Le soleil se couchait au loin. Le ciel était plein de couleurs, si douces, si belles. J’ai pensé aux aurores boréales. Sont-elles aussi belles ?

Tu ne le sauras jamais.

Mais moi je pouvais le savoir.

J’aurais dû t’écouter. J’ai ramassé ma douleur au fond de moi-même, pour faire honneur au courage que tu me prêtais, et j’ai traversé ce putain de pont. Je pouvais pas te décevoir, j’avais des choses à voir, des choses à te raconter. Je pouvais pas rentrer à l’appart, pas en sachant que tu  ne m’y attendrais pas, pas après ce qu’il s’était passé.

Je me suis retrouvée devant le bureau du Professeur Telian, la fête était finie, le temps était venu, parce que sur ce pont des Tulipes, on s’était fait une promesse : jusqu’à ce que seul l’amour reste.

Atelier d’écriture du 12/09/2024

Copyright Laurine pour le texte, Photo de Zachary Kadolph sur Unsplash

 

 

 

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