Le garde-fou, par Didier Chabbert

Pleurer, pleurer encore ce deuil immense, sur ce pont, assise là sur le trottoir, le dos tourné vers le garde-fou, un garde-fou vraiment. Elle n’avait pas sauté de ce pont, il s’en fallait de peu. Amélia était dans un demi-coma, dans une grande souffrance, ivre de malheur.

Tout s’était embrouillé dans sa tête depuis ce drame. Plus rien n’avait de sens. Il restait Lenny et Arlo, seulement dans sa mémoire. Le loyer, les poux, le jardin d’enfants, plus rien n’existait, plus rien n’avait d’importance. Au diable la mononucléose, la canalisation éclatée et ses pauvres dessins détruits par cette fuite. Tout s’en allait, emporté par les larmes.

Il faisait froid, la nuit était tombée, les phares des voitures perçaient le brouillard. Elle grelottait sous son réverbère quand cette auto grise s’est arrêtée. L’homme baissa la vitre pour l’inviter à monter. Malgré ses yeux pleins de larmes, elle reconnut le chauffeur de taxi qui l’avait déposée tout proche du pont auparavant. Une heure, deux heures, elle avait perdu la notion du temps. Amelia s’engouffra dans le taxi comme on prend un gilet de sauvetage. C’était un autre garde-fou qui se présentait. L’homme essaya de la rassurer, de la consoler sans savoir la cause de son désespoir.

- « Ma pauvre dame les temps sont difficiles, mais vous savez quand on a touché le fond, on ne peut que remonter. Je vous emmène où ? »
- « Je ne veux pas rentrer chez moi, je n’ai plus de chez-moi. Emmenez-moi où vous voulez. »
- « Vous m’avez donné un billet de cent dollars, je vous le rends et je vous conduis à l’hôtel. »

Nous avons traversé le Golden Gate Bridge. La teinte rouge semblait plus dense. Je ne voulais pas regarder dessous, revoir cette eau sombre et mouvante qui menaçait de m’emporter.
L’homme me parlait, me surveillait dans son rétroviseur, les portes étaient bouclées. Je n’y pensais pas, il avait peur d’une récidive. Il y avait des voitures en tout sens, la circulation était dense à cette heure déjà tardive. Nous avions roulé une vingtaine de minutes dans les embouteillages. Le taxi s’arrêta devant un hôtel. Je le remerciais rapidement. Je ne savais que faire.

 Je devais survivre, trouver un refuge. C’est ainsi que je me suis retrouvée à l’Hôtel des Oiseaux. L’homme m’a regardée à nouveau, puis le taxi est reparti. J’entrais dans le hall de cet Hôtel. On me proposa une chambre au dixième étage. Avant de monter dans l’ascenseur, j’ai aperçu deux aras dans une  grande volière suspendue au plafond dans un salon exotique, empli de plantes vertes. Il y avait deux sofas et quelques revues sur une table basse. Là, je me suis posée, je ne suis pas montée dans l’ascenseur. Longtemps, j’ai contemplé ces deux oiseaux merveilleux aux couleurs éclatantes. Sur leurs perchoirs, ils formaient un couple parfait.

J’avais touché le fond, j’allais monter, j’allais remonter, il le fallait. Pour la mémoire de Lenny, mon mari tant aimé, et de Arlo mon fils chéri, victimes de ce terrible accident, il le fallait, pour moi, pour me reconstruire, il le fallait.

C’était à l’Hôtel des Oiseaux, j’avais vingt-sept ans.

Didier Chabbert. Photo de Peter Aroner sur Unsplash

 

 

 

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