Un début abrupt qui mène à une prise de conscience: L’hôtel des Oiseaux, de Joyce Maynard, Piste d'écriture
Un début surprenant, et une prise de conscience.
Voici les premières lignes de ce roman de Joyce Maynard, L’hôtel des Oiseaux, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Florence Lévy-Paoloni, éd. Philippe Rey, 2023, 10/18 5985
Chapitre 1 : Une chose sur les temps difficiles
J’avais vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.
J’ai pris un taxi. Je suis arrivée près du pont juste après le coucher du soleil. Il se dressait dans le brouillard avec cette magnifique teinte rouge que j’adorais, quand je m’intéressais encore à la couleur des choses et des ponts, quand je les traversais. A l’époque où je m’intéressais à tant de choses qui me semblaient à présent dénuées de sens.
Avant de quitter pour la dernière fois mon appartement, j’avais fourré un billet de cent dollars dans ma poche. Je l’ai donné au chauffeur. Attendre la monnaie était inutile.
Commentaire :
Le roman débute ainsi, on ne sait donc rien de la narratrice, qui est aussi la protagoniste, sauf ce qu’elle dit, et la manière dont elle le dit. Un drame est arrivé, tel qu’elle souhaite elle-même disparaitre. Que s’est-il passé ? Nous n’en saurons rien avant un certain nombre de chapitres.
Même dans l’état où se trouve Amelia, la manière dont elle décrit la scène contredit son désir de se fermer définitivement au monde. Elle ne cesse de noter des détails qui montrent combien elle est observatrice de ce monde, combien elle l’apprécie. La magnifique teinte rouge du pont dans le brouillard. Et un peu plus loin dans la page, les touristes ; la manière dont des marins lavent le pont du bateau qui passe ; sa conscience de la présence de l’homme âgé, et son choix d’attendre qu’il s’en aille avant de passer à l’acte.
Certes, « Plus rien n’avait de sens », ce constat ou son équivalent rythme tous les paragraphes de ces premières pages. Mais on devine que peu avant, la vie d’Amelia avait au contraire été riche de sens. Qu’elle était sensible à la beauté des choses du quotidien, et sans doute attentive aux autres, même aux inconnus.
On devine aussi qu’elle devait compter, économiser – et laisser les cent dollars au chauffeur de taxi est inhabituel, mais aussi comme un dernier geste de générosité qu’elle s’autorise. Une façon de se mettre au pied du mur, également : sans doute, ensuite, ne lui restera-t-il plus rien.
Ce texte nous fait partager l’un de ces moments vertigineux où l’on ne cesse de comparer deux périodes, deux situations, ce qui a été ne cessant de ressurgir. Ce qui a été semble encore si proche !
Mais chaque fois qu’elle est tentée de revenir à la situation antérieure, grâce au déni de ce qui est arrivé, sa conscience la rappelle à l’ordre.
Cette magnifique teinte rouge que j’adorais, quand je m’intéressais encore à la couleur des choses et des ponts, quand je les traversais.
A l’époque où je m’intéressais à tant de choses qui me semblaient à présent dénuées de sens.
Attendre la monnaie était inutile.
J’avais été comme eux.
Plus rien n’avait de sens.
Il y a eu commotion, il y a eu déchirure. Le texte est d’autant plus fort qu’on ignore ce qui s’est passé (même si on peut poser des hypothèses.) La scène en devient archétypale. La tentation de « sauter du pont », pas forcément pour mourir, mais pour tourner le dos, peut éveiller des échos. Peu à peu, par étape, la narratrice parvient à une prise de conscience:
Debout sur le pont, tandis que je contemplais l’eau sombre et ses remous, je crois que j’ai compris autre chose. Même si ce que je vivais était affreux, une petite partie de moi ne pouvait pas abandonner le monde. Pleurer un deuil immense, comme je le faisais, devait servir d’une certaine façon à me rappeler que la vie était précieuse. Même la mienne. Même à ce moment-là.
Je me suis éloignée du garde-fou. Je ne pouvais pas le faire. Mais je ne pouvais pas non plus rentrer chez moi. Je n’avais plus de chez-moi.
C’est ainsi que je me suis retrouvée à l’hôtel des Oiseaux.
"Une petite partie de moi ne pouvait pas abandonner le monde": cette phrase peut être prononcée parce qu’effectivement, tout au long des lignes qui précèdent, le lecteur a senti l’attachement de la protagoniste au monde : la vie est précieuse.
Pour autant, il ne s’agit pas de retourner à la situation antérieure. On comprend qu’ici, un tel retour est impossible. Cette prise de conscience induit chez le protagoniste un changement de plan. Il ne s’agit plus pour Amelia de sauter d’un pont, mais de survivre – et d’abord, de retrouver un refuge. C’est ainsi que je me suis retrouvée à l’hôtel des Oiseaux.
« L’hôtel des Oiseaux », ça évoque le provisoire, l’instabilité, mais aussi une forme de merveilleux, non ?
Pistes d’écriture :
1. A votre avis, que s’est-il passé ? et que va-t-il se passer ? écrivez la suite, et/ou éclairez-nous sur ce qui a amené Amalia à cette situation.
2. Partez des premières phrases pour écrire votre texte : J’avais vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.
Là, il s’agit de raconter une autre histoire, vécue ou imaginaire. Vous pouvez donc modifier les éléments que vous souhaitez. Exemple :
J’avais xxx ans quand j’ai décidé de sauter du pont xxx (ou du toit, ou hors du train en marche…). L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.
J’avais xxx ans quand j’ai décidé de partir sans me retourner. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que fuir.
Ce peut être quitter quelqu’un, un travail… Prendre une décision risquée.
Si vous le pouvez, amenez votre personnage à une prise de conscience qui le poussera à éviter le pire.
J’avais xxx ans quand j’ai décidé de tout changer. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je n’en voulais plus. Il fallait que quelque chose change. Il fallait que tout change.
3. Ecrivez un texte où votre personnage oscille entre l’avant et le maintenant, avec des phrases qui viennent le ramener au présent. Dans ce cas, ce peut être aussi une situation où on prend conscience qu’on est entré dans une ère plus favorable.
4. Vous pouvez aussi choisir une autre phrase comme point de départ, par exemple : quand je m’intéressais encore à la couleur des choses et des ponts, quand je les traversais....
Carole Menahem-Lilin