Le cas d'Anna, par Bernard Delzons

Anna, une jeune femme d’aujourd’hui, avait hérité d’une vielle tante, un âne et une carriole. Elle avait cherché à vendre l’un et l’autre, mais sans aucun succès. Elle s’était installée dans la maison de sa tante, un pavillon de banlieue, où Achille, l’âne avait ses habitudes. Elle comprit vite que si elle ne le gardait pas, le malheureux serait condamné à l’abattoir. En le regardant, un matin, quand elle lui portait son avoine, elle se rendit compte qu’elle ne pourrait pas supporter cette idée.
Elle était étudiante aux beaux-arts, et elle eut l’idée d’utiliser Achille et la carriole pour présenter quelques-uns de ses dessins et peintures. Elle avait obtenu l’autorisation de la mairie pour le faire le mercredi et le dimanche, près du pont Colette, une passerelle qui enjambait la rivière. Elle eut tout de suite beaucoup de succès. Les passants regardaient ses œuvres, en achetaient quelques-unes, mais on lui demandait aussi si elle n’avait pas des bouteilles d’eau.    Elle avait remarqué que certains venaient accrocher des cadenas sur le mur grillagé du pont.
Un matin, après avoir chargé tous ses tableaux sur la charrette, elle ajouta plusieurs packs d’eau, et une corbeille avec un assortiment de cadenas qu’elle se proposait de vendre en les personnalisant avec sa peinture. Elle en avait ainsi préparé une dizaine pour attirer le chaland. On pouvait voir un cœur sur fond rouge, un autre sur fond rose, un cœur qui saignait, un autre avec une sorte de clin d’œil, une croix rouge avec la mention "poison", un baiser de jeunes amants, une simple clef, une cellule, un chaton, et enfin la tête d’Achille.
Il y eut immédiatement des acquéreurs, mais elle refusa de vendre, en leur proposant de leur faire quelque chose de personnalisé, correspondant à leur humeur du moment.
C’est un vieil homme qui lui demanda, le premier, de lui peindre un cadenas ouvert. Questionné sur sa demande, le vieux monsieur répondit que sa femme avait la maladie d’Alzheimer, et qu’il souhaitait qu’elle puisse trouver la liberté de s’en aller. Anna s’exécuta et à sa grande surprise, elle revit l’homme une quinzaine de jours plus tard. Il lui tendit un bouquet et les larmes plein les yeux, il dit seulement qu’elle était morte au moment où il avait accroché le cadenas.
Le plus souvent, c’étaient de jeunes couples qui venaient demander un cadenas avec leur nom, comme pour sceller leur union, sans mairie ni église.
Il y eut un jeune homme, qui avait demandé seulement de peindre l’objet en noir. Devant le regard interrogatif d’Anna, il avait juste dit qu’il vivait un enfer et qu’il se sentait prisonnier. Anna lui expliqua qu’elle ne comprenait pas le symbole: pourquoi ne pas peindre une pince ou une scie pour marquer sa quête de liberté? Sans la regarder, il s’approcha d’Achille et à son oreille, il chuchota, mais assez fort pour qu’elle entende : “Il faudrait que je le tue”. Il était parti sans se retourner. Anna, émue aux larmes, ne savait quoi faire, elle prit une carotte dans un panier et l’apporta à son âne, qui l’avala en un rien de temps !
Un jour, elle vit arriver un couple de septuagénaires qui lui demanda si elle pouvait ajouter la date du jour sur un cadenas ancien et bien abimé par les intempéries. Anna avait dit que ça ne tiendrait pas sur un cadenas rouillé. Ils avaient ri. Alors elle s’était exécutée. Il y avait déjà une date, à moitié effacée. Elle les regarda à nouveau et devant son étonnement manifeste, l’homme dit : ” Ça fait trente ans qu’elle me tient en captivité.” Puis, se tournant vers sa compagne, il l’embrassa comme s’ils étaient encore très jeunes.
Aujourd'hui, elle avait, devant elle, un petit garçon qui la regardait peindre. Il lui demanda comment s’appelait son âne. Il s’approcha de l’animal et tendit la main pour le caresser. Anna poussa un cri et se précipita pour qu’il ne se fasse pas mordre. Le garçonnet, interloqué, se mit à la questionner.

- Il est méchant ?
Mais non, mais il est maladroit, il va croire que tu veux lui donner à manger et il va attraper ta petite main.
C’est maladroit, un âne ?
Anna prit la main du garçon et avec délicatesse, elle caressa la tête d’Achille. Celui-ci se mit à braire.
Il n’est pas content ?
Si, mais il voudrait que tu lui donnes quelque chose.
Elle alla chercher dans la charrette du pain rassis et montra à l’enfant comment s’y prendre pour ne pas se faire mordre.
Tu vois, il faut mettre la main à plat avec le pain dessus, il va l’attraper sans te faire mal.
Je peux essayer ?

À ce moment une voix de femme s’interposa : - Il faut y aller, Achille. Ta grand-mère nous attend.
Maman, tu sais, il s’appelle comme moi, tu vas me faire un bonnet d’âne ?
La jeune femme remarqua, alors, les cadenas que peignait Anna. Elle lui demanda si elle pouvait en peindre un avec la photo de son mari. “Je crois qu’il a besoin que je le tienne un peu en laisse", ajouta-t-elle. Elle lui tendit une photo, c’était un bel homme, le petit lui ressemblait beaucoup. "On viendra le chercher dimanche."
Anna avait fait le portrait sans y croire vraiment. Pourtant, elle vit arriver la femme, accompagnée de son mari avec le jeune Achille sur les épaules. Ce fut l’homme qui engagea la conversation.
On est ensemble depuis dix ans, on s’entend bien, mais je crois que j’aurai besoin d’un cadenas avec le portait de ma femme. On attachera le sien avec le mien, pour le meilleur et pour le pire !
Papa, papa, il en faut un avec moi, et un avec Achille ! dit l'enfant en désignant l'âne.
- Ne dis pas n’importe quoi.
- Ce n’est pas n’importe quoi, il s’appelle Achille lui aussi.
Ils éclatèrent tous de rire.

Un soir en rentrant chez elle, Anna se remémora cet homme agressif, qui lui reprochait de jouer avec les pulsions malsaines des gens et de céder à une mode. Il lui avait dit : « Ils sont tous là avec leur smartphone, ils ne se parlent qu’au travers des réseaux sociaux et ils n’ont rien d’autre à faire que des selfies devant ces cadenas absolument navrants ». Anna lui avait tendu un cadenas d’un format XXL, qu’elle avait en réserve. L’homme faillit le jeter sans le regarder, mais il avait haussé les épaules en lisant ce qui y était écrit : "Moque-toi d’abord de toi, avant de t’attaquer à tes semblables”. Il avait acheté le cadenas et il l’avait accroché sur le pont.

Tous les amis d’Anna se moquaient gentiment d’elle. Ils s’amusaient à dire “C’est le cas d’Anna”. Alors, elle finit par peindre ce slogan sur sa carriole !

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Description générée automatiquement

C’était le dernier atelier de la saison, Carole, l’animatrice nous avait proposé des photos de cadenas accrochés sur un pont. Elle nous avait demandé ce que ça nous inspirait. Je ne saurais dire pourquoi, mais mon esprit a transformé le terme en “Cas d’Anna”, c’était le début de mon histoire. Bel été à tous.

 

 

 

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