Elodie en Eludie, par Carole Menahem-Lilin

Piste d'écriture: une peinture de Cindy Soula (exposition Jumelles)

La rue est déserte, le trottoir gris, les façades doucement colorées. Le mur qu’Elodie longe est immense et lisse, d’une teinte chair et d’un grain aussi fin que celui de la peau. Au-dessus d’elle, une fenêtre blanche, disproportionnée, reflète d’autres vitres et le bleu du ciel qui s’y est trouvé piégé.

L’ombre d’Elodie va devant elle, pressée.

Elodie aussi est pressée. Elle porte un casque dans lequel se déverse une musique rythmée, elle avance tête baissée, protégée par la musique qui bat comme un cœur hard-rock. Elle tient son carton à dessins sur son côté gauche, les bras rassemblés autour de lui ; de ce fait elle est un peu déportée, un peu maladroite. Qu’importe, ses longues jambes la portent rapidement vers le bout de l’interminable rue. Boum, rank. Boum, rank. Elle en verra bientôt le bout.

C’est amusant, dans les quartiers un peu marginaux où elle habite maintenant, elle n’a jamais peur. Alors que ce centre rénové, aussi calme qu’une banlieue de bon aloi, elle le redoute. Et singulièrement cette rue aux façades néo-classiques. Ici, elle a froid.

S’agit-il d’un souvenir qui voudrait s’imposer, et qu’elle repousse ?

D’un chien des enfers qui rôderait par ici et voudrait l’attirer elle ne sait où – dans les arcanes de l’oubli ?

Après tout, quand on a oublié, éludé, c’est parfois pour de bonnes raisons.

Surtout s’agissant de ces démêlés d’enfance qui remontent à avant que vous ayez été vraiment vous-même, se dit-elle. Qui remontent à l’époque où vous apparteniez plus aux autres qu’à vous-même. Une époque que certains croient encore pouvoir vous imposer alors que vous vous êtes trouvée, que vous avez échappé. Echappé à tous, à tout et au moi indécis de ce temps-là.

Elodie n’est plus du tout indécise. C’est une jeune femme déterminée au contraire, et taillée pour la course. De longues jambes, un short de gymnaste, des chaussures de running.

D’habitude, ce quartier, et singulièrement cette rue, elle les aurait parcourus légère, le torse encadré par ses bras mobiles, tandis que ses jambes métronomes auraient découpé l’espace en ciseaux. D’habitude.

Ce matin, non. Le carton à dessin l’alourdit. Il lui faut accepter ce fait et aller au bout de son intention. Il lui faut accepter de remonter la rue ; toute la rue ; malgré les regards qui doivent la suivre depuis les fenêtres surdimensionnées. Malgré LE regard.

 

Parfois, la beauté dissimule des monstres.

Les monstres de l’enfance. Les monstres indissociés.

Ce matin, Elodie ira au bout de son parcours. Malgré la douce peau du mur qu’elle va écorcher, peut-être, dans sa détermination de vérité.

Malgré LE regard qui va peut-être, du haut de la fenêtre surplombante, la fixer.

Revenir chercher ce qu’elle a éludé.

 

Il y avait cette voix, Viens, petite, viens. Tu es si jolie. Jolie Elodie. Tu m’appartiens un peu, non ? Nous avons nos secrets. Jolie Elodie, qui m’a transporté en Eludie…

Etait-ce cette mélodie, qui si longtemps avait escamoté ? Qui, si longtemps, l’avait gardée dans le gluant, le malaise de n'être pas?

 

Ce matin, Elodie va porter, dans la galerie du bout de la rue, les épreuves contenues dans son carton à dessins. Elle est encore étudiante, mais la fondation est partenaire de son école, et a proposé à des artistes doués d’exposer dans certains lieux qu’elle chapeaute. Elodie a choisi celui-là. Justement celui-là, dans son ancien quartier.

Parce qu’après tout c’est peut-être vrai, qu’on appartient à un lieu.

 

Dans les épreuves en taille douce, elle a reproduit entre autres cette fenêtre.

Puis, tout ce qui lui est revenu durant toute l’année dernière, tandis qu’elle travaillait, dans les procédés de gravure,  la matière noire. "Elodie en Eludie", a-t-elle intitulé sa série. Elle n’élisera plus.

Boum, rank, boum, rank.

Elodie presse encore le pas, se demandant si, une dernière fois. Se demandant si elle ne pourrait pas… adoucir, modifier, mentir ? Non. Taille. Tailler dans les taillis.

Boum rank, boum rank. Tailler dans l’ombre du taillis de la fenêtre.

Taille, rank, taille, rank. Elodie presse le pas, arrache, tchak, rank. Arrache chaque pas hors de la matière glaiseuse des souvenirs. De la culpabilité.

Un temps, l’ombre double de la fenêtre fait voile, fait voile arrière, semble la ramener dans le voilage et l’indécision. Un temps. Et puis, voilà, elle est passée.

Elle arrive en sueur, épuisée, au numéro 700 de la rue des Souvenirs. De sa main libre, elle ôte son casque, se recoiffe. Tend la main. Sonne. Elle est prête. Prête à déballer la matière noire de son carton à dessin.

Elle hausse son pied droit encore engourdi de son combat. Le pose sur le seuil. Au pied gauche maintenant. 

Au loin, très loin en arrière de son présent, maintenant, le mur couleur chair se déchire, la fenêtre disproportionnée claque. Crie.

Elodie ne l'entend pas. Elle est passée dans une autre époque, où expression et autonomie sont des droits.

Il avait les yeux bleu innocence. Il était le cousin de sa mère.

Copyright texte, Carole Menahem-Lilin. Toile de Cindy Soula.

 

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