Chamboulement, par Bernard Delzons

Piste d'écriture: C’est un autre extrait de « le jour d’avant » de Sorj Chalendon, racontant le brusque changement de vie du personnage principal, qui m’a conduit à cette suite. Sans doute aussi les mots très durs que j’ai lus à l’encontre du gagnant de l’Eurovision et de la palme d’interprétation féminine du Festival de Cannes. Si, dans la première partie de la vie d’Émile, je me suis servi de souvenirs personnels, ici tout est pure fiction.

Chamboulement 

Émile venait de s’installer dans la maison du jardinier de notre grand-père, dans ce petit village de l’Hérault, après une dizaine d’années passées à Paris, où il exerçait un job dans l’informatique. Il avait décidé de prendre une année sabbatique, ce n’était pas pour un long voyage autour du monde, mais pour une transformation complète de sa vie… Ce que nous avons découvert plusieurs mois après.

Nous avions rendez-vous dans sa maison pour la pendaison de crémaillère. Notre sœur aînée, installée maintenant au Canada avec sa famille, ne serait pas présente. Je n’avais pas revu mon jeune frère depuis sa décision de ce chambardement que nous allions découvrir. Un simple mot, dans cette invitation, nous prévenait de nous attendre à un changement important.

 

Quand je suis arrivé devant la maison rafraîchie et à peine reconnaissable, c’est un joli cocker qui m’a accueilli, suivi par une jeune femme que je ne connaissais pas. Je lui demandais si Émile n’était pas là, je n’eus pour toute réponse qu’un long silence.

Je regardai plus attentivement la jeune femme, et je crus discerner dans le sourire triste qu’elle m’adressait le sourire de mon petit frère. Je sentis mon cœur battre plus fort, mais je me rassurai aussi vite. Il avait sans aucun doute été attiré, en elle, par sa ressemblance avec lui, ce sont des choses qui arrivent, pensai-je. Mais quand elle ouvrit enfin la bouche, je crus m’effondrer. Elle venait de me dire ;

-       C’est moi, Émile, tu ne m’as pas reconnu. Tu devras t’y habituer, je suis devenu Émilie.

-       Quoi, mais ce n’est pas possible ! Tu aurais pu nous prévenir.

-       J’ai essayé, mais je n’y suis pas arrivé. Alors, je le fais aujourd’hui, en espérant que vous ne me tournerez pas le dos !

-       Mon Dieu !

C’était la même voix, mais adoucie, les mêmes intonations, simplement plus féminines. Je ne savais que faire, partir, hurler, pleurer, rire. Je voyais déjà la tête de notre frère aîné quand il arriverait. C’était un ancien militaire.

 

Comme si elle avait deviné, Emilie me dit : « Il sait, je le lui ai dit, dès le commencement. Il m’a frappé, secoué, on s’est battus ce jour-là, puis après une semaine il est venu me voir et il m’a embrassé, en disant simplement : Je te soutiendrai, quoiqu’il arrive ». Elle ajouta : « C’est un dur au cœur tendre ! »

Je la regardai incrédule, et commençai une phrase : 

-       Émile…

Aussitôt reprise et corrigée :

-        Émilie !

Alors, ne pouvant arriver à prononcer ce prénom, je l’ai appelée Mine, comme je le fais encore aujourd’hui.

Nous sommes restés un long moment en silence, puis voyant les larmes couler sur ses joues, je me suis approché et je l’ai enlacée. Et là, malgré ce corps chamboulé, j’ai retrouvé mon petit frère.

 

J’avais toujours su que mon frère était différent, mais il me plaisait ainsi, c’est ce qui faisait son charme. Il ne nous avait jamais présenté de copines, je m’étais, bien entendu, demandé s’il n’était pas gay, mais il n’était pas plus venu accompagné d’un copain. Frères et sœurs, nous étions tous pudiques sur nos relations amoureuses, on n'en parlait pas, c’était plus simple.

Je me suis rendu compte que sa décision de prendre cette année sabbatique était intervenue juste six mois après le décès de notre mère, plusieurs années après celui de Papa. Cela l’avait-il décidé ? J’essayai alors de reprendre un dialogue :

-       Maman ?

-       Je ne pouvais pas lui faire ça.

-       Et moi, pourquoi tu ne m’as rien dit ?

-       Je ne voulais pas te perdre, et je ne voulais pas non plus que tu m’empêches de le faire.

-       Gabriel… à lui tu l’as dit.

-       On n’avait jamais été très proches, alors s’il me rejetait, j’aurais su gérer, je pense.

-       Mais… ce chamboulement, pourquoi ?

-       Je me suis toujours senti mal dans ma peau, dans cette peau de garçon. Quand j’ai pris ma décision, j’étais bien préparé, je voyais un psychiatre depuis plusieurs années. Il m’a beaucoup aidé en m’écoutant et curieusement, en ne me donnant aucun conseil. Il me laissait libre de mes choix et de mes décisions. Par ailleurs, j’étais suivi par une équipe médicale solide. Je dois le reconnaître aujourd’hui, ce fut beaucoup de souffrance, mais maintenant ça va beaucoup mieux.

-       J’aurais pu t’aider.

-       Non, même avec la meilleure volonté du monde !

-       Oui, mais pourquoi aujourd’hui ?

-        Parce que je vais commencer un nouveau travail. J’ai été embauché dans une maternelle pour m’occuper des enfants, et leur raconter des histoires.

-       Des histoires de Transformation, sans doute ?

-       C’est vraiment méchant !

-       Mais ils savent ?

-       Ils savent quoi ?

-       Que tu es un homme.

-       Je ne suis plus un homme, je suis Émilie, un point c’est tout.

-       Quelqu’un pourrait te dénoncer.

-       Je ne suis pas idiot, avant d’accepter ce poste je leur ai bien expliqué qui je suis vraiment.

-       Tu vois, tu viens de t’exprimer au masculin et puis ta voix, un peu grave non ?

-       Un peu trop fumé plus jeune, ça te suffit ?

-       Alors ces histoires que tu vas raconter, c’est quoi ?

-       J’ai eu beaucoup de temps, alors j’ai écrit des histoires pour les enfants, des sortes de contes contemporains. J’ai tenté de les faire publier et j’ai eu de la chance, elles ont plu, et ont eu du succès auprès des enfants, c’est comme ça que j’ai eu le poste.

 

Notre frère aîné venait d’arriver, avec ses enfants. Il était divorcé. Les garçons ont sauté dans les bras de Mine en l’appelant « Tia Mil ». Leur mère est espagnole. 

Moi, j’étais venue seule. Mon dernier compagnon m’a plaquée il y a une dizaine de jours, un de plus, dirait Gabriel.

À cet instant, sur le pas de la porte de la maison, on vit apparaître un petit garçon, blond et frisé. Mine, en le voyant, lui lança :

-       Viens dire bonjour !

Puis, en se tournant vers nous, elle ajouta :

-       C’est mon fils, sa mère m’a quitté quand elle a connu mon projet. C’est pour lui que je raconte des histoires. Il s’appelle Camille !

 Le cocker suivait le garçonnet en jappant et en lui léchant les mollets. 

 

Il avait eu ce bébé quand Maman était tombée malade. Il ne nous l’avait pas dit pour ne pas ajouter cela à ses tourments, son couple n’ayant aucune garantie de stabilité. Camille avait maintenant un peu plus de deux ans. Quand il nous a vus, intimidé, il est venu, en courant, se jeter dans les bras de son… de sa… je ne savais pas comment la nommer. Le petit garçon, lui, avait trouvé, il a crié « Pam », en quelque sorte une abréviation de Papa et Maman !

Mine est revenue vers moi avec l’enfant. Je lui ai tendu les bras et cette fois, il ne s’est pas enfui. Alors, j’ai entendu Mine murmurer : « C’est quand même plus facile d’élever seul un enfant pour une femme que pour un homme. » Je le, la, regardai effrayée, mais son sourire ironique m’indiqua que non, ce n’était pas la raison de sa transformation.

Dans les heures qui suivirent, je me fis moi-même une raison. Mine avait l’air… heureuse. Avec, dans les yeux, l’étincelle de ceux qui sont allés au bout d’une décision. Qui se sont donné les moyens de se confronter à un rêve.

Je me fis la réflexion que pour la première fois, mon ex-frère, ma nouvelle sœur, n’avait pas l’air… emprunté. Mine ne jouait plus de rôle, Mine était devenue simplement Mine. 

Copyright: Bernard Delzons, Photo de Alexander Grey sur Unsplash

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