Le petit binoclard, par Roselyne Crohin
Affligé d'un défaut de la vue très invalidant – il ne voyait bien ni de près, ni de loin – on l'avait équipé pour l'école d'une paire de lunettes très disgracieuses, comme on savait si bien les faire dans les années 50. Ça n'avait pas tardé, les garnements du quartier de Noailles s'étaient moqué de lui et ne l'appelaient plus que par le sobriquet de « doubles- yeux ».
Maman, on se moque de moi à l'école, je ne veux plus y aller, dit-il un jour à sa mère qui ne l'avait que trop couvé jusque-là.
René, tu dois aller à l'école si tu veux un jour avoir un bon métier et ne pas aller travailler à l'usine.
René avait bien envie d'écouter sa mère. Elle était tout pour lui et il continuerait à la vénérer tout au long de sa vie. Mais la dure loi des petits minots marseillais eut vite raison de ses promesses d'enfant et de l'amour maternel.
René se rendait donc chaque matin jusqu'à l'école, mais jusqu'au pas de la porte seulement. Là, il se trouvait toujours deux ou trois gamins prêts à prendre la clé des champs. À cette époque, les friches dans la ville ne manquaient pas. C'était autant de terrains de jeux où il développa ses capacités physiques et sa débrouillardise, à défaut d'apprendre à lire, écrire et compter.
À lire, il apprit plus ou moins tout seul en relisant les histoires que sa mère lui avait maintes fois racontées depuis qu'il était petit : L'île aux trésors, Les trois mousquetaires et surtout, Le comte de Monte Cristo qui s'était échappé à la nage du château d'If, juste en face du Vieux Port. De temps en temps, sa mère était convoquée à l'école pour venir justifier ses absences répétées. Elle revenait affligée de ces rendez-vous. Alors, pour lui faire plaisir, René retournait quelque temps s'asseoir en camp ennemi. Mais ça ne durait jamais bien longtemps. Inévitablement, il fut renvoyé de toutes les écoles de son arrondissement. Il dut aller dans des écoles de plus en plus éloignées de son quartier. Plus il grandissait, plus les petites bêtises et petits chapardages à l'étalage se transformaient en actes de délinquance qui auraient été passibles de la maison de correction, s'il s'était fait prendre.
Mais René, tout comme ses comparses, était vif et malin et jamais dans ces années-là, il ne s'était fait prendre. Quand il entra en 6ème, à 14 ans, sa mère décida de se saigner aux quatre veines pour le mettre dans une école privée, religieuse et ultra conservatrice. Là, il n'était plus sous l'influence des petits voyous avec lesquels il avait traîné jusque-là. René semblait alors rentrer dans le rang et se mettre sérieusement aux études, jusqu'au jour où le surveillant général décréta une punition collective pour une injure à son encontre, écrite en lettres capitales au tableau noir. Pris de rage par cette injustice, René, qui s’était souvent battu et qui avait une force physique démesurée, donna un coup de boule dans l'estomac du surgé qui s'effondra instantanément. Ainsi se termina brusquement sa carrière scolaire. Le lendemain ou presque, il alla pointer à l'usine. Il venait d'avoir 16 ans et il avait plus que jamais la rage de vivre et de découvrir le monde.
À 19 ans, il décida de voyager. Ce n'était pas courant dans son milieu. Mais dans les années qui ont précédé et suivi mai 68, la jeunesse du monde entier (du monde occidental, surtout) a pris la route. C'était comme une vague de fond qui jetait tous ces jeunes du baby-boom sur les routes, le plus souvent en stop.
Dans ses années d'adolescence marseillaise, René avait bien profité de la vie. Beau garçon, il plaisait aux filles et il était en outre un merveilleux danseur. Il avait donc écumé tous les lieux où la jeunesse de l'époque s'amusait. Mais à 19 ans, il décida qu'il avait fait le tour de tous ces amusements. Il ne pensait nullement à se caser comme l'avaient fait ses frères aînés au même âge. Il voulait découvrir le monde et sa première étape fut l'Angleterre.
Arrivé à Londres au mois de juin, tout lui sembla facile. Il trouvait toujours un fourré où dormir dans Hyde Park et quand il n'était plus en fonds pour manger, il s’embauchait quelques jours pour faire la plonge dans un pub. C'était la vie telle qu'il la rêvait, sans contrainte, au jour le jour. Mais quand arrivèrent les premières brumes d'automne – et à Londres, elles sont précoces – la couchette dans les fourrés de Hyde Park devint très vite inconfortable et les quelques livres qu'il gagnait chaque jour ne lui permettaient pas d'espérer un meilleur logement.
Il reprit donc la route. Traversa la France en stop, le plus souvent en camion et se retrouva , sans l'avoir prémédité, en Andalousie. L'Espagne arriérée de Franco, à la fin des années 60, permettait de vivre royalement pour presque rien. Il se la coula douce pendant quelques semaines jusqu'au jour où...
René avait toujours écrit à sa mère, presque chaque semaine. Au fur et à mesure de ses pérégrinations, il lui indiquait dans quelle ville elle devait lui répondre « poste restante ». Un jour de novembre ou décembre, le ton de sa mère s'était fait plus inquiet.
On a reçu un courrier du ministère des Armées. Tu dois, sous quinze jours, rejoindre ton bataillon à Verdun, écrivait-elle.
René n'avait aucune envie de quitter son paradis pour faire son service militaire, qui à l'époque durait 16 ou 18 mois. Qui plus est, dans l'enfer de Verdun. Il ne bougea pas. Mais quinze jours plus tard, un second courrier arriva ;
Tu es déclaré déserteur. Il te faut absolument rejoindre ton régiment, sinon tu seras recherché toute ta vie, se lamentait sa mère. S'il te plaît mon fils, fais ce qu'on te demande, sinon, plus jamais nous ne nous reverrons.
C'est cette triste éventualité qui le décida à s'arracher de ce coin de paradis où il avait vécu les plus beaux moments de sa vie.
Pour connaître la suite de la vie rocambolesque de René, il faut lire « Minuit dans la ville des songes », le récit autobiographique de René Frégni, écrivain marseillais. On y découvrira comment quelques séjours en prison, puis de longs mois en cavale, ont fait de lui un lecteur vorace qui s'est nourri de toute la littérature française, russe, américaine des 19ème et 20ème siècles. Pour cela, il a commencé par accepter ses lunettes et par en faire l'objet le plus précieux de son paquetage. Après plusieurs séjours forcés dans des prisons militaires, il s'est rendu volontairement en prison... pour animer des ateliers d'écriture auprès des prisonniers. Certains de ses romans se nourrissent d'ailleurs des récits qu'il a entendus de la bouche des plus grands bandits.