Jumelles! d'Eve Grenet
Céline pousse la porte d’une exposition qui lui semble originale… Elle est un peu hésitante car elle ne comprend pas toujours les œuvres exposées. La démarche inhabituelle des exposants l’a attirée aujourd’hui. En effet il s’agit d’un travail en binôme, si l’on peut dire. Deux artistes, un photographe et une peintre, dans une collaboration singulière, proposent le même sujet, en double.
Dualité ! Inconsciemment, c’est cette originalité qui a dû pousser Céline à entrer dans la salle. Et puis, l’exposition s’appelle JUMELLES, alors…
Tout d’abord, son pas est hésitant. La pièce est très grande, haute de plafond avec des voûtes. Elle ne sait pas où regarder… Les œuvres s’imposent au regard par leur taille. Elle reste plantée au milieu de la pièce. Néophyte, elle a l’impression de ne pas être à sa place ici.
― Avancez-vous, madame ! Pas de souci, l’entrée est libre. Vous allez découvrir le travail merveilleux de ces deux artistes, lui dit le gardien à l’entrée.
Lentement, elle commence sa visite. Soudain elle n’en croit pas ses yeux ! Les œuvres qui se présentent là, maintenant, devant elle, la percutent… C’est un choc immédiat et puissant. Céline observe la scène exposée, son cœur bat la chamade. Deux femmes, dans une pénombre voulue, sont attablées en train d’écrire. Éclairées d’une lumière indirecte, elles sont tout à fait mises en valeur sur ce fond sombre. Elles ne se ressemblent pas vraiment, l’une vieille, l’autre plus jeune. On pourrait penser qu’il s’agit de la mère et de sa fille…
Céline est plutôt attirée par la plus jeune. Le visage est doux, songeur. Cette personne se tient bien droite sur sa chaise. Les mots qu’elle trace sur la page lui sont étrangement familiers. Elle a lu et relu le texte maintes et maintes fois. Elle le connaît par cœur…
Le portrait devient celui de sa sœur jumelle, Julie, écrivant sa lettre d’adieu avant de se suicider.
Les souvenirs de Julie, disparue depuis des années, refont surface avec une intensité douloureuse. La ressemblance est si frappante qu'elle se demande si elle est en train de rêver.
― À côté, c’est moi ! j’ai continué à vivre et par conséquent, à vieillir… se dit Céline.
Les deux œuvres, qui explorent les thèmes de l'identité, de la mémoire et de la perte, semblent maintenant prendre un sens personnel et poignant. Une émotion douloureuse la submerge. Cette rencontre devient une sorte de catharsis, une manière pour elle de retrouver un contact avec la mémoire de sa jumelle.
Les visiteurs de l'exposition continuent de déambuler autour d'elle, mais pour Céline, le temps semble suspendu.
Elle se recueille devant cette peinture qui ressemble si étrangement à un portrait de sa sœur. C’en est troublant. Elle comprend que l'art peut être un miroir de nos âmes, révélant des vérités enfouies et des connexions profondes. Pour la première fois de sa vie elle ressent une émotion face à un tableau.
Sa jumelle avait toujours été plus sensible, plus introspective. Adolescente, elle a commencé à lutter contre des démons intérieurs que personne ne semblait comprendre pleinement. Elle souffrait de dépression, une maladie invisible qui la rongeait de l'intérieur. Malgré l'amour et le soutien de sa famille, elle se sentait souvent incomprise et isolée dans sa douleur. La pression de la société, les attentes scolaires et la peur de ne pas être à la hauteur de ce que les autres attendaient d'elle, ajoutées à ses propres doutes, l'ont conduite dans une spirale descendante. Elle a essayé de demander de l'aide, mais à l'époque, la stigmatisation autour de la santé mentale était encore forte, et elle n'a pas toujours reçu le soutien nécessaire.
Une nuit, le poids de sa souffrance est devenu insupportable. Julie a laissé une lettre, pleine de mots d'amour et d'excuses.
Chers Parents, chère Céline
Je suis désolée de vous laisser ainsi. La douleur est devenue trop lourde pour moi et je ne vois plus d'autre issue. Sachez que ce n'est pas votre faute. Vous avez fait de votre mieux pour m'aider, et je vous en suis infiniment reconnaissante…
Je vous aime plus que tout, surtout toi, Céline. Tu es mon double, mon reflet toujours très positif, dans la lumière, alors que moi je reste dans l’ombre…
Souvenez-vous des bons moments, des rires partagés, et ne laissez pas ma disparition vous détruire. Je suis désolée.
Je veillerai sur vous, d'une manière ou d'une autre.
Avec tout mon amour,
Julie
La propre vie de Céline a basculé… Elle est partie à la dérive, trop choquée par cette disparition. Elle était devenue une coquille de noix vide, les deux cerneaux retirés, séparés…
Il lui a fallu du temps pour se reconstruire. La femme mûre, sur la toile face à elle, lui renvoie son image ; comme elle, elle se tient droite mais un peu plus tassée, marquée par les années. Autrefois noirs, ses cheveux sont maintenant argentés, ses joues creusées et son regard lointain.
Céline est vraiment troublée par les anneaux du portrait, réplique presque parfaite de ceux reçus en cadeau d’anniversaire, pour leur dix-sept ans à toutes les deux.
Récemment, sa fille Joanne a trouvé le bijou dans une boite en laque sur la commode de sa chambre.
― Maman ! comme elles sont belles ces boucles d’oreilles ! Tu ne les portes jamais. Je peux les mettre ?
Elle a bredouillé une réponse négative, sans toutefois la justifier. Joanne, taquine, a répondu : « c’est sûrement le cadeau d’un amoureux, alors tu ne partages pas, hein ? » Puis, joviale, elle a tourné les talons en sautillant.
Elle avait voulu un prénom commençant par J pour sa fille, qui aurait ainsi les mêmes initiales que sa sœur tragiquement disparue. A l’époque, il s’agissait d’un simple hommage. Mais depuis elle a appris que Joanne, prénom d’origine hébraïque, veut dire : « Dieu fait grâce »…
Sa fille s’enthousiasme pour tout, et aborde les difficultés avec légèreté, ce qui lui permet de les gérer facilement.
Alors, pourquoi a-telle toujours craint qu’elle sombre dans la dépression, comme Julie, autrefois ? Par protection, elle a occulté le souvenir de celle qu’elle aimait pourtant tellement. Une vraie volonté d’ostracisme !
La visite de cette exposition est un déclic ! Elle s’adresse mentalement à sa sœur au travers du portrait. Demain, je reviens avec Joanne, ta nièce qui est aussi jolie, aussi sensible que toi. Je lui raconterai ton chemin que tu as volontairement interrompu. Je lirai la jolie lettre que tu as laissée. Je lui parlerai de ta souffrance. Tu n’as pas mesuré la douleur que tu nous as infligée en voulant faire taire la tienne. Je t’aime ! A demain.
Illustration: l'affiche de l'exposition Jumelles, dans la salle Saint-Ravy à Montpellier, réunissant des photos de Morten Andresen, et l’interprétation qu’en a fait une peintre héraultaise, Cindy Soula.