Double Je, par Didier Chabbert

C’est un rituel, un rituel de l’après-midi : un café et un verre d’eau tout simplement. Mais dans un lieu obscur et lumineux à la fois. Jeanne a pris cette habitude de se rendre ici, chez César, un café tendu de noir, dont les tables jaune vif incitent à se poser. Chaque jour elle vient avec de la lecture, un journal ou un livre selon l’humeur. Jeanne aime ce moment de solitude et d’introspection. Le café et le verre d’eau sont comme des amis de passage. Jeanne aime les romans noirs, ceux que l’on ne peut lâcher qu’à force d’essoufflement, mais jamais quand le cœur palpite. Alors elle se fixe une limite : jamais plus de deux heures dans ce café. On dirait qu’elle ne croise jamais personne. Jeanne est une solitaire, heureusement, elle se suffit à elle-même, et ses habitudes et ses rituels lui servent de béquille. Jeanne n’est pas malheureuse, mais elle a conscience que le temps passe vite, que la vie est éphémère. Alors, venir chez César, prendre un café et se plonger dans la lecture, c’est un moyen d’échapper au temps, la vilaine roue du temps qui finit par nous broyer.

Jeanne est entrée dans sa septième décade, son septième étage, comme elle dit. D’une gorgée d’eau, elle se ressaisit, réajuste sa coiffure. Elle est encore coquette, maquillage, rouge à lèvres et ongles vernis. Mais rien n’y fait, ses trois petits enfants l’appellent mamy. Elle l’accepte, ils sont des rayons de soleil dans son existence.

Jeanne se sent bien chez César, elle est dans l’ombre, dans l’intériorité. Les souvenirs viennent parfois la taquiner, elle repense aux étapes heureuses de sa vie, son mariage, la naissance des jumelles, les petits bonheurs partagés, mais aussi hélas, le décès de son mari et la solitude qui a suivi. Mais ses pensées se sont interrompues lorsque quelqu’un est venu s’asseoir à la table d’à côté. Un peu contrariée, Jeanne fait comme si de rien n’était.

Cet homme, assez grand, vêtu de noir avec un chapeau, entre deux âges, une petite cinquantaine, pose sa sacoche par terre et commande une bière. Il entame la conversation par un «  bonjour Madame » et quelques mots sur le temps qu’il fait, histoire de lancer le dialogue. Jeanne n’a guère envie de parler mais par politesse, répond brièvement.

Cet homme reviendra plusieurs fois au café César, toujours discret, toujours avec sa sacoche et toujours à la table d’à côté. A mesure, une confiance relative fait jour. Jean parle à Jeanne, Jeanne parle à Jean… La politique, les voyages, les enfants, les livres… Carole : je ne comprends pas bien cette phrase : L’homme a un projet et Jeanne craint que l’homme n’ait un projet. Elle ne s’en laissera pas conter.

- «  Non, rien, je suis artiste, je suis photographe et si vous l’acceptez, j’aimerais faire votre portrait, un ou deux clichés. »

- « Non, je ne sais pas, je n’aime pas être prise en photo, un autre jour, une autre fois. »

Un mois plus tard, à force de discussions, d’avancées et de retraits, de oui, de non et de conditions, la photo fut faite et retouchée. Jeanne avait dit : « Monsieur Jean, puisque vous y tenez tant, vous me prendrez en photo au café César à ma table habituelle, devant ma tasse et mon verre d’eau …mais je vous en supplie, essayez de me rendre mes trente ans, juste pour la photo. » 

Et, prodige de l’amitié ou bienveillance de la lumière, ce souhait fut exaucé.

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