En ce milieu d'après-midi à l'odeur de lilas... par Marie-Claire Daulhac

Piste d'écriture: stage sur les personnages

 Sur la place du village, un petit homme s'affaire au bord de la fontaine jaillissante. En ce même lieu, une 403, capot reluisant et portes grandes ouvertes, sèche au soleil descendant. Jean, le postier nettoie chaque deuxième samedi du mois de juin sa voiture à coup de brosses et chiffons achetés chez la Berthe, l'épicière du bourg.

Jean, tout le monde l'apprécie ici. On voit bien qu'il n'est pas né dans des draps de soie. On le lit dans son regard prudent, comme s'il avait à s'excuser d’être. Jean, c’est un regard profond, présent, qui, quand on le croise, incite à s'asseoir à côté pour un long moment de palabres ou de silences partagés. Son visage complexe semble taire la douleur de la frustration, du manque, de la perte et, en même temps et même lieu, choisir de donner à voir le précieux de la vie, de ces moments de bonheur simples et éphémères.

C’est ce que pourrait dire Christophe, assis sur le banc devant l’épicerie de la Berthe, carrefour des commérages de ses dames en sabots. Christophe ? C’est le comédien de ce soir. Vous savez, l’affiche qu’ils ont collée sur la porte de la mairie et de l’école : SPECTACLE GRATUIT   TOURNEE DANS SIX VILLAGES DU CANTON   VENEZ NOMBREUX. 

Bien sûr qu’il l’a vue l’affiche, Jean, puisqu’il est conseiller municipal. Il ne se souvient ni du titre ni du nom des acteurs, mais il ira, avec femme et enfants. C’est important pour les petits, la musique, le théâtre, le sport… Il n’a pas connu tout ça Jean. À douze ans, il allait finir la tournée de son père, facteur, allongé et vomissant dans le fossé près du barrage. À quatorze ans, il quittait l’école. À dix-sept ans, il promettait à sa mère de ne jamais la laisser seule. Heureusement que son maitre d’école l’a pris tous les soirs chez lui pour le préparer au concours des PTT  « 19 La Corrèze, 34 L’hérault, 53… c’est quoi 53 ? Je ne me rappelle jamais des 50 ».

 « Eh, on arrête de faire tourner les méninges en rond. Y’a la voiture à fignoler, intérieur, extérieur, les roues, le parebrise, et cette plaque d’immatriculation encore sale ! »

Jean lave, essuie avec minutie. « La prochaine fois, je donnerai quelques pièces aux enfants pour qu’ils s’en occupent ».

Puis, le travail accompli, il gare la 403 près de la Poste - il vit à l’étage dans un logement de fonction -, sort de la poche de son pantalon de jardin, son mouchoir et un paquet de gitanes. Il tamponne sa nuque, son cou, glisse la main sous son marcel, dans les broussailles de sa poitrine où se sont accrochées ces foutues gouttes de sueur.

 « Tiens, c’est qui ce jeune devant chez la Berthe ? Je vais m’en griller une à côté de lui avant d’aller au jardin. »

 

Christophe fait un signe des paupières à l’arrivée de Jean, geste qui ne dit rien de précis sur le contentement ou le désagrément ressenti. Il porte un T-shirt noir et rouge aux couleurs de l’équipe de rugby toulousaine, un jean retourné aux chevilles, des tongs. Ses cheveux sont un peu longs et très propres, son allure, juvénile et embarrassée.

À ce stade, la posture de Jean, main tendue, poitrine ouverte, sourire engageant, détonne avec celle de Christophe, dos courbé, front plissé, une main posée sur le ventre, l’autre portant à la bouche une Malboro.

Jean entame la conversation. Vite. Pas de pause pas de soupirs dans la boite à mots de Jean quand il approche pour la première fois. Pas de suspension, de retenue d’air, comme si le vide, l’apnée le dérangeait, l’horrifiait.

Christophe se redresse imperceptiblement, tire une taffe, étire ses jambes, se tourne à 30 degrés direction Jean, disons côté jardin. Celui-ci aperçoit un frémissement d’oreille…

Dans l’entrebâillement de la porte de la petite épicerie, Berthe les observe.

Berthe, c’est une des deux sœurs propriétaires de ce lieu sombre, triste, mais efficace. Les femmes y trouvent le sucre et la farine pour les gâteaux du dimanche, les enfants, les nounours, roudoudous et carambars à la sortie de la messe ; les hommes papier zigzag et Gris à gogo – certaines femmes fument aussi, mais personne ne semble le savoir. Les deux femmes sont toutes de noir vêtues, du foulard aux chaussures, rarement cheveux au vent, mais, trop souvent la langue sortie de la poche.

Berthe scrute, détaille, laisse venir à elle la moindre intonation, le moindre effluve, le moindre mouvement de ces deux hommes, l’inconnu et le bien-aimé du village - souplesse et agilité de la jeunesse, poids de l’âge mûr. Étrangement, l’effervescence est du côté de Jean. » L’autre » est plus en retenue, en défiance.

Voyons, voyons, prenons le temps, on a le temps à la campagne. Le petit prince va-t-il accepter de se laisser apprivoiser ?

Mais que peuvent-ils donc se raconter ces deux-là ? Berthe fait un pas, au risque d’être démasquée. La surdité s’aggrave, mais la curiosité s’impose.

- Bon, faut que j’aille arroser le jardin, moi. Tu veux me suivre ?

- J’peux pas, j’ai match dans trente minutes. Le patron de l’hôtel où nous logeons nous allume la télé du bar. C’est le derby Brive contre Tulle. J’peux pas rater ça.

- T’es pour qui ?

- D’habitude pour Toulouse, mais ce soir pour personne en particulier.

- Et ton théâtre ce soir ?

- Oh j’ai le temps de tout faire. C’est à vingt et une heures. Le sport à la télé, c’est mon échauffement. T’en a qui font des étirements, des salutations au soleil, qui font tourner leur texte en boucle et marchent en long, en large et en travers sur leur plancher d’un soir. Moi, je regarde un match de rugby en buvant une bonne bière et je gueule un bon coup !

- T’es un drôle de comédien toi. Tu sais quoi ? On a le temps de tout faire. Tu viens au jardin m’aider à arroser et puis on va voir ensemble le match chez Pierre – je le connais très bien, les facteurs vont y prendre leur casse-croûte après avoir trié le courrier et avant leur tournée. Et après le match direction la salle des fêtes. Toi sur les planches et moi assis sur ces putains de chaises qu’on n’a toujours pas changées, l’opposition vote contre chaque fois.

C’est comme cela que Christophe, né à Toulouse et vivant à Paris, de père vétérinaire et de mère fille de boulanger se retrouve à dix-sept heures trente-cinq exactement et pour trente minutes précises au milieu des fraisiers, des haricots verts, des tomates et des petits pois, des groseilliers, des cassissiers et des carottes, à, vous l’imaginez, ne pas toujours savoir de quoi il en retourne. Jean l’affuble du tuyau d’arrosage, lui donnant à la volée deux ou trois consignes telles que « ne pas marcher entre les rangées de même nature », tandis qu’il saisit un grand arrosoir vert et se dirige vers les salades et les radis.

En même pas vingt minutes, nos deux larrons terminent leur tâche, rangent le matériel et plient bagage, rêvant tous deux en même temps à un grand verre de bière sorti du frigidaire de Pierre.

Christophe entre le premier. Jean le suit d’un pas hésitant comme s’il n’était pas dans ses habitudes de franchir la porte de l’hôtel-restaurant du village, comme si désirer avec délectation une boisson alcoolisée venait donner un coup de poing dans la gueule du fils d’alcoolique qui s’était juré quarante ans plutôt de ne pas en devenir un.

- Eh bonjour Jean, ce n’est pas souvent qu’on te voit ici à cette heure !

- C’est vrai, Pierre. J’ai rencontré le petit et on vient voir le match ensemble.

- Bonne idée, je vous sers une bière, les gars ?

Deux voix répondent en harmonie parfaite :

- Oui, une bière s’il te plait !

 

En fond de salle, perchée sur une étagère en bois fixée au mur de pierres, la télévision en couleur attend son public. C’est l’heure des publicités : lessive Saint Marc, pneus Michelin et chocolat Banania cohabitent en toute quiétude. Y ‘en a pour toutes les envies, pour tous les besoins.

- Alors, qu’est qu’on vient voir petit ?

- Oh là, c’est le quart de finale du championnat de France. Le derby du siècle, Jean. J’ai le pressentiment que le match va rentrer dans la légende.

- Ah bon… Tiens, ça commence. Je les reconnais : Tulle en bleu et Brive en blanc rayé noir. C’est bien ça ?

- Oui, tu sais au moins ça !

- Et ils jouent au stade Marcel Michelin.

- Eh ben, tu m’épates !

- Je n’ai pas de mérite, je l’ai lu dans le journal.

Les yeux, oreilles et esprits dirigés vers l’écran, chacun suit avec attention le déroulement du jeu. Quelques bribes de commentaires s’envolent jusqu’au bar de temps à autre :

… 7ème minute, Malmartel passe son premier essai…

…14ème minute faute de Mermet…

… Les Tullistes sont de plus en plus pressants, mais nous avons affaire à quelques gestes désagréables, donc pénalité. Tout cela a dû se dérouler dans la mêlée. C’est dommage, ça se passait bien jusqu’ici…

…Tulle prend l’ascendant. Ils ont l’esprit plus collectif…

…20ème minute 9/0 pour Tulle. C’est mal engagé pour Brive…

- Oh là là, mais c’est Joinel qui est à terre, s’exclame Jean, l a l’air de souffrir.

- Oui, répond Christophe, les Tullistes ont une ligne plus puissante, mais ils tiennent moins la cadence. Ça sent la remontada. 

Regardez ! Christophe se comporte comme un journaliste sportif. Il semble mobilisé par la stratégie du jeu. Il anticipe, projette, analyse, stimule, encourage et admoneste simultanément. Jean, lui, regarde les hommes, leurs blessures, leurs accolades, leurs bousculades. Il les accompagne à coup d’onomatopées expressives.

 

À la mi-temps, les deux hommes conviennent que les Brivistes sont dominés, bien que le petit Fleuter ait réussi un merveilleux essai. Score 16/6

Il reste maintenant dix-sept minutes à jouer. Si Jean et Christophe pouvaient rentrer dans le poste de télévision, ils le feraient ! On est à 19 pour Tulle et 15 pour Brive.

- T’as vu, Jean, les Brivistes sentent la fin du match arriver. Ils poussent, ils poussent. Putain, essai pour Brive. Incroyable. Tu vois, je l’avais dit. Tulle paye ses efforts de la première mi-temps.

- Tu vois tout, petit ! Ils avaient dépensé beaucoup d’énergie aussi.

- Je confirme.

On en est donc aux Prolongations.

Arrive une mêlée favorable avec une introduction briviste.

Le match s’éternise, Christophe regarde sa montre, Jean réprime un bâillement

 

Et voilà le coup de poignard des Brivistes! hurle le commentateur.

Le match a échappé aux Tullistes. C’est la fin… C’était la grande fête du rugby corrézien. Paris, nous vous rendons l’antenne.

 

Christophe s’étire :

- Quelle heure il est ?

- Moins le quart de 8 heures.

- Je file à la salle des fêtes

Jean s’approche du comptoir pour payer les bières. Les deux hommes saluent Pierre et se dirigent vers la sortie.

- Tu manges où, petit ?

- Au restaurant, après le spectacle. Jamais avant.

- À tout à l’heure. Je t’applaudirai… si je te reconnais !

Les deux hommes échangent un dernier regard. On lit le soleil des beaux jours sur leurs visages alors qu’ils avancent dos à dos. Brusquement, Christophe se retourne :

- Au fait Jean, tu me prêterais ta 403 pour ce soir ? J’ai une idée géniale pour l’Intro. Surprise.

En ce milieu d'après-midi à l'odeur de lilas, par Marie Daulhac,

copyright à l'auteure, texte et photo.

Marie Daulhac a publié un très joli livre

de textes courts, chansons, poèmes, textes, illustrés par ses amis. Comme elle est chanteuse, un disque y est joint. Cela s'appelle Regarde la rivière couler. Pour plus d'info, suivre ce lien de Paul Coudsi, le metteur en page et l'un des talentueux illustrateurs: https://paul-coudsi.com/page/regarde-la-riviere-couleur/

 

 

 

Pistes d'écriture et textes
Retour