L’inconnue sur la photo, par Christiane Koberich
Piste d'écriture: s'inspirer de la photo ci-contre.
Oncle Georges est mort. Le dernier survivant de cette famille que j’ai tant aimée, avec qui j’ai tant partagé. Tant de jours de bonheur. Puis la douleur de les perdre les uns après les autres… Et toutes ces affaires à trier aujourd’hui ; à ranger, à garder, à donner… Il m’incombe à moi, la plus proche parmi ceux qui restent, de le faire. Et me voilà, plongée dans leurs albums photos, dans une caisse pleine de leurs vies, de leurs voyages, desquels à mon insu renaissent les souvenirs me reliant à eux.
Une photo en particulier m’attire et m’intrigue. Ils posent tous les quatre, contre une voiture : ma cousine Lola, son frère Hugues, ma tante Liane. Tous sourient en regardant l’objectif. C’est l’été, il fait beau. Ils ont l’air heureux. Au premier plan, une femme, une inconnue pour moi. Elle s’appuie contre mon oncle qui, lui, tourne la tête de profil, paraît très sérieux ou peut-être préoccupé. Qui est donc cette femme ? Ils avaient bien accueilli autrefois, je m’en souviens, une jeune fille au pair pour faciliter l’apprentissage de l’anglais à leurs enfants ; mais ce ne peut être elle : la femme sur cette photo a plutôt l’âge de ma tante.
Des remarques de Lola me reviennent à l’esprit : elle parlait souvent de secret. « Nous sommes une famille à secrets », disait-elle, sans jamais vouloir répondre à mes questions, sans jamais vouloir m’éclairer. Et si cette inconnue sur la photo faisait partie du secret ? Ou même, était le secret ? Elle s’appuie, semble-t-il, de tout son poids contre mon oncle. Et est-ce le bras de Georges qui entoure son épaule ? Mais lui-même, de son bras droit, ne tient-il pas la main de sa femme, Liane, tout sourire comme elle savait l’être sur la plupart des photos ?
Non, arrête, me dis-je. Qu’es-tu en train d’inventer ? Tout ça à partir d’un mot de Lola enfant : « secret » ! Mais elle aimait tellement raconter des sornettes ! C’était un de ses grands plaisirs ! Combien de fois m’a-t-elle menée en bateau avant de se moquer de ma crédulité !
Ne commence pas à extrapoler à partir d’une photo. Cette femme, ils l’ont peut-être rencontrée lors d’un voyage ; une rencontre de quelques heures, fixée parmi leurs souvenirs de vacances. Pourquoi cette idée, au fond de toi, qu’elle aurait pu être une maîtresse de Georges ? D’ailleurs, c’est peut-être son mari qui prend cette photo !… Tu crois vraiment que ta tante aurait fermé les yeux sur une pareille liaison ? Aurait été complice ? Tu sais bien que ce n’était pas son genre !
À la peine que j’éprouve en retrouvant cette partie heureuse de mon passé s’ajoute maintenant un sentiment de honte. Pourquoi vouloir à tout prix chercher à répondre à des questions qu’ils ont emportées avec eux ? Je ne vais pas me lancer dans une enquête ! Essayer de percer un prétendu secret dont je ne suis même pas sûre qu’il ait existé !
Je me sens maintenant coincée entre mon désir d’en savoir davantage, et mon besoin de respect et de loyauté envers ma famille disparue. Un profond malaise m’envahit. Ai-je le droit de m’infiltrer dans leurs vies ? Ne serait-ce pas les trahir ?
Les larmes me montent presque aux yeux. Je ferme l’album. Leur passé leur appartient. Et je préfère garder de cette photo l’image d’une famille chaleureuse qui aimait voyager et accueillir de nouvelles connaissances.
L’inconnue sur la photo, par Christiane Koberich, le 24 04 2024. Copyright à l'auteure.
Cette piste d'écriture m'a été inspirée par le concours proposé par association Fusain-Rouge et éditions Ed., qui se tenait jusqu'au 15 mai 24.