Nom de nom, par Roselyne Crohin

Piste d'écriture : Deux phrases sélectionnées dans le livre I du roman IQ84 d'Haruki Murakami : « Donner son nom était pénible. Dès qu'elle l'avait prononcé, son interlocuteur prenait un air surpris... » et « si je n'étais pas née avec un nom pareil, peut-être ma vie aurait-elle pris un tour différent », m’ont inspiré ce qui suit.

Donner son nom lui était pénible. Dès qu'elle l'avait prononcé, son interlocuteur prenait un air surpris, les doigts suspendus au-dessus du clavier ou le stylo levé. Et lorsqu'elle l'épelait, ça n'arrangeait rien, il lui fallait toujours découper son nom en deux syllabes séparées par une pause pour bien se faire comprendre. C'était le H qui posait toujours problème : était-il dans la première syllabe ou dans la deuxième ?

Elle aurait pu changer de patronyme lors de son mariage, mais elle s'y opposa fermement. Et à l'époque ce n'était pas encore aussi courant qu'aujourd'hui de garder son nom. Sa belle-famille essaya bien de lui donner du Madame Untel, oralement ou, plus insidieusement, sur les lettres qui lui étaient adressées. Mais elle était catégorique sur le sujet et elle tint bon. C'est dans les rangs des féministes des années 70 qu'elle avait appris qu'aucune loi n'imposait à la femme de prendre le nom de son mari. Elle s'en fit un dogme inébranlable, bien avant de songer à se marier.

Pourquoi, nous les femmes changerions-nous de nom et pas eux, les hommes ? répétait-elle à l'envi à ses copines pas aussi promptes qu'elle à déroger à cette coutume patriarcale. D'ailleurs les Français, toujours prêts à en remontrer aux autres peuples en matière d'égalité, auraient bien fait de prendre modèle sur leurs voisins espagnols. Là-bas, les femmes mariées ne changent pas de nom et peuvent même le transmettre à leur progéniture, avec celui du père.

Et donc, son nom était le sien depuis la naissance et elle s'y était habituée, malgré les moqueries. Mais qui n'a jamais subi un jour ou l'autre de moqueries sur son nom ou son prénom, dans la cour de récréation ? En réalité, ne pas changer de nom présente bien des avantages, insistait-elle. Pas de papiers à changer, pas de démarches à faire auprès de sa banque, de son employeur et de tous ses correspondants habituels. Et en cas de divorce, pas de démarche inverse à entreprendre non plus... Quant à la Sécurité sociale, faisait-elle malicieusement remarquer, elle a toujours été féministe, car de votre naissance à votre mort, elle ne vous connaîtra toujours qu'un seul nom, celui de votre naissance.

Sans convaincre à tous les coups, elle faisait parfois des envieuses parmi celles qui avaient méconnu leurs droits et s'en mordaient les doigts après une séparation. Mais d'autres défendaient l'intérêt de porter le même nom que ses enfants, vis-à-vis du système scolaire surtout. Mais cela, c'était avant l'évolution de la loi sur la transmission du nom de la mère. Et par la suite, la multiplication des divorces, en même temps que la diminution des mariages, ont fait que de plus en plus de mères ne portent plus le même nom que leurs enfants. C'est devenu si courant depuis les années 90 que plus personne ne prête attention au fait que des enfants ne portent pas le nom de leur mère.

 

Et si je n'étais pas née avec un nom pareil, peut-être ma vie aurait-elle pris un tour différent, se disait-elle parfois. Mais comment se choisir un nouveau nom ? Si j'étais écrivaine ou artiste, j'aurais pu prendre un nom de plume, comme on dit, ou un pseudo. Mais ce n'était pas son cas. Si au moins elle était née espagnole, elle aurait eu le choix entre plusieurs noms de sa généalogie.
Mais les noms de sa généalogie lui plaisaient-ils davantage ? Elle essaya de voir ce que donnerait « Maréchal », le nom d'une branche très prolifique de sa famille paternelle ; le nom patronymique de sa propre grand-mère paternelle. Maréchal, ça a de l'allure ! Peut-être trop militaire ? Oui, non, peut-être pas en fait, car ce nom se rapporterait plutôt au métier de maréchal-ferrant. Mais qui le sait vraiment ? Ça n'évoque plus grand-chose aujourd'hui. Le nom de Maréchal se prononce et s'écrit facilement, mais soit il nous ramène à la vieille France rurale, soit à la Grande Armée. En aucun cas, elle ne pouvait s'identifier à ce nom.

 

De son côté maternel, on était des Lesueur. Un nom qu'on confondait souvent avec celui d'une huile bien connue. Mais à elle, cela rappelait surtout l'adage ou plutôt le commandement de la Bible, souvent entendu dans son enfance : « Tu travailleras à la sueur de ton front ». Et dans cette famille de maraîchers, où l'on travaillait durement la terre du lever au coucher du soleil, cette injonction prenait tout son sens et ce nom de Lesueur était porté avec fierté.

Mais pour elle, bien entendu, cela ne signifiait plus rien, sinon des valeurs désuètes. Décidément, ce n'était sûrement pas dans sa généalogie qu'il lui fallait chercher un nouveau patronyme.

 

Peut-être, pour brouiller toutes les pistes, devrait-elle chercher du côté d'une anagramme de l'un ou de l'autre de ces trois noms ?

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