Interroger l’opaque, par Carole Menahem-Lilin

Les trois écoliers curieux de Robert Doisneau sont retenus par un spectacle que je ne peux apercevoir, le troisième s’appuie sur l’épaule d’un camarade et se hausse sur la pointe des pieds pour mieux voir. Pour moi, ils regardent la nuit, ils scrutent l’opaque, et c’est peut-être ce qui me retient tant dans cette photo. Il y a la date, aussi : 1953. Une époque que je ne peux connaître, puisque je suis née dix ans plus tard. Et pourtant, dès que j’ai connu les photos de Doisneau représentant l’après-guerre, je me suis sentie chez moi dans le petit monde qu’il évoque. Idem pour Willy Ronnis, ou Sabine Weiss : le sentiment d’une familiarité immédiate, comme si on me prenait par la main pour me souffler des histoires à l’oreille. Sans que je sois happée par une assignation trop précise, non plus. Ce n’est pas moi, sur ces vues, non ce n’est pas moi. Et pourtant…

L’odeur de pierre et de trottoir mouillés, celle de charbon qui sans doute venait de l’étroit couloir vers lequel ils regardent, je les hume. Celle du cartable aussi, lourdes sacoches en cuir à l’intérieur cartonné. Les craies, les gommes, l’encre, le papier pelucheux des cahiers… tout cela constitue un fantôme olfactif prégnant, un peu sucré parce que mêlé aux miettes des goûters, qui vous entoure comme une seconde peau. Il y a cette sensation aussi d’être un peu à l’étroit dans les vêtements superposés, encore frais du matin ou un peu humides du soir, parce qu’on a couru, joué, sauté avec. Et puis les cheveux nus, en brosse, du plus grand, son équilibre sur la pointe des pieds…

Scruter l’opaque…

J’étais enfant, en matinée gardée chez mes grands-parents paternels, les parents de mon père. Grand-père n’allait pas bien depuis longtemps, il ne descendait plus trop de sa chambre à l’étage, et Marie, sa femme, était seule pour s’occuper de lui. Ce qui explique que, quand j’étais laissée chez elle, dans cette grande maison avec ses deux jardins, un de derrière, sans danger sinon de curiosité, et celui de devant qui, donnant sur la rue, ne m’était pas accessible sans surveillance, je disposais d’une certaine liberté. Cette liberté de mouvement ne m’était concédée que ligotée par de gentils sermons. Il ne fallait pas ceci, il ne fallait pas cela. Et comme la voix de mamie tremblait en me parlant, parce qu’elle avait aussi peur que moi face aux dangers évoqués, c’était passionnant, comme un jeu. Enfin je le suppose, j’étais petite vraiment, et aussi peureuse qu’aventureuse.

Parmi les découvertes troublantes que je fis durant ces jours-là, il y eut la possibilité de jouer avec les jouets qu’avaient possédés mon père, son frère et sa sœur. Une petite ferme en bois et ses animaux sont ceux dont je me souviens le mieux. Mamie m’avait parlé du grenier - me signifiant qu'il était d’y monter d’une part, m'apprenant qu'il s'y trouvait encore des souvenirs de ses propres enfants d’autre part. Et bien sûr, je m’y suis hasardée. Les lattes de bois étaient usées et le danger de passer à travers réel, si bien qu’en venant me rechercher, mon père y est allé, et m’a redescendu ce que je convoitais. Ensuite, la trappe a été reposée pour longtemps.

Manipuler ces jouets, descendus du grenier mais remontés du passé, était infiniment troublant. Ces petits animaux malingres me fixaient de leurs yeux noirs qui n’avaient pas souffert du passage des années – et j’avais l’impression de jouer avec mon père, son frère, sa sœur, et puis ma cousine plus âgée que moi, lorsqu’ils avaient mon âge, ou un peu plus grands. Un peu plus grands, c’était mieux : c'était comme avoir un groupe de frères et sœurs aînés, bienveillants, mais mystérieux. Le souci est qu’ils disparaissaient à tout moment. Alors, je me suis mise à les traquer un peu, dans la maison et le jardin.

Le jardin arrière était envahi d’herbes hautes, y faire des découvertes était aussi probable que lorsqu’on crapahute dans une jungle. J’en ai fait. Heureuses, ou piquantes. Mais je n’étais pas douillette. Et puis, pleurer, cela signifiait s’attirer des interdictions, je préférais que les adultes se préoccupent de moi le moins possible quand j’étais dans mon monde.

La maison reposait sur deux perrons, celui de devant avec un bel escalier d’au moins sept marches, celui de derrière moins haut, mais qui recouvrait la cave à charbon. Là, sous une voûte basse, gisait tout un bric-à-brac, dans lequel je fouillais. Menus objets, cailloux, galets de charbon, roues de vélo, soldats de plomb dont la peinture avait disparu… Je ne sais plus au juste ce que j’ai trouvé, mais je sais que j’étais comme une archéologue, du haut de mes cinq ou six ans. Quel bonheur que tout cela, qui me restituait des fragments de vie comme dans les pages d’un livre… Un feuilleté, des couleurs qui brillaient, le sel des larmes du temps…

Quand j’en avais assez des odeurs terreuses, je me tournais vers la végétation dense du jardin, des fleurs sauvages. J’ai souvenir de leur parfum anisé, mêlé à celui des pommes tombées. Et quand cela aussi me fatiguait ou me faisait peur, je remontais les quelques marches et me laissais envoûter par la fragrance des fruits laissés à mûrir dans les cageots. Ces vieilles pommes ridées, mais qui embaumaient. C’était un usage qui remontait à des dizaines d’années auparavant, à quand la famille s’était installée dans la maison, et avant cela, il devait avoir existé dans les maisons précédentes, car mon grand-père aimait jardiner. Il aimait ou avait dû apprendre à aimer, car pendant la guerre avoir des fruits et un potager était une richesse, mon père me l’avait expliqué.

Il m’expliquait peu de choses, ce sur quoi on tombait, un peu par hasard. Évoquer le passé était une chose un peu honteuse, dans ma famille, pas parce qu’on avait honte de quoi que ce soit, mais parce que cela paraissait inutile, au pire faisait monter les larmes, au mieux paraissait une perte de temps. Moi-même, j’étais née pour ancrer un peu plus ces familles d’exilés dans le terroir français, à une époque où on se débarrassait des vieilles choses. On s’ouvrait au progrès.

Heureusement, dans la maison les objets, les meubles, les odeurs, les quelques chansons que fredonnait ma grand-mère, restaient baignés de rêverie, des passés peu explicités, mais qui étaient pour moi comme une berceuse, une aventure, une histoire. La curiosité est restée, à mes yeux, ce qui fait briller les pépites dans l’opacité de la poussière.

Photo de Anne Nygård sur Unsplash

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