Chocolate con churros, par Rosalie Jeannette

Depuis que Jackye savait qu’elle viendrait avec moi retrouver nos cousins, cousines, au fin fond de l’Espagne, elle se faisait déjà un film et m’enrôlait dans son scénario. Le synopsis était d’une simplicité sans faille : déguster un « chocolate con churros » attablées à la terrasse d’un café.

Avant même de s’accorder sur l’heure de départ et si l’on partait de chez l’une ou l’autre, ma sœur m’avait prévenue -ou plutôt sommée- de ne pas tarder à déguster le fameux chocolat et ses churros, pour lui permettre de réitérer l’opération deux fois pendant notre séjour.

Tout au long du trajet, elle en salivait, par intermittence, des petites touches mémorielles liées à notre enfance. Je la surprenais dans quelques instants furtifs et silencieux où son visage s’éclairait subitement, dessinant la naissance d’un sourire. Parfois même sa langue caressait ses lèvres à cette évocation.

Et ce n’était pas cette route de presque mille kilomètres qui allait venir à bout de son désir, presque charnel qui la mettait en émoi.

 

Elle en parlait aussi. Il faudrait s’enquérir auprès de nos cousins, cousines, où peuvent se déguster les meilleurs churros et ce fameux chocolat si épais que la cuillère peut tenir à la verticale dans la tasse. Une poudre de chocolat, noir et pur, que l’on fait cuire dans du lait crémeux et bien gras. D’une douceur à tomber par terre, qu’il faut boire bien chaud, voire brûlant. Une chape de plomb sur l’estomac… et pourtant, d’une gourmandise extrême.

Quant à la pâte de ce « beignet » que l’on plonge dans l’huile chaude, coupée en bâtonnets plus ou moins longs, plus ou moins charnus, elle apporte une touche croustillante, sublimant encore la saveur chocolatée et sucrée qui se diffuse lentement en bouche.

 

Perdue dans ses évocations du passé, sans même s’assurer de mon adhésion à cette aventure culinaire, Jackye reliait cette envie à notre enfance, en rappelant à haute voix les churros con chocolate que nous partagions les jours de marché.

Et nous voilà toutes deux, à remplir l’habitacle de la voiture de souvenirs enfantins, de la réconfortante odeur de chocolat chaud servie dans une tasse fumante. Étonnamment, aucun relent de friture malgré des bâtonnets de churros bien présents dans notre imaginaire.

 

Quelques petites touches de rétropédalage dans nos mémoires sont venues agrémenter nos discussions, confrontant nos souvenirs. Nous nous surprenons à constater une appréhension différente de ceux-ci.

Par exemple, pour en revenir au « chocolate con churros », nous opposons deux avis divergents : Jackye parle de la rondeur en bouche du churro trempé dans le chocolat brûlant, et de l’explosion des saveurs douces et sucrées qu’elle garde en bouche. Personnellement, je ressens mieux les saveurs en prenant une bouchée du churro et en l’accompagnant, sans aucun trempage, avec une goulée de chocolat fumant. Ainsi le gras de la friture du churro est effacé par la force du cacao.

 

Cacao… dans mon esprit, l’évocation d’une cabosse me ramène à la lointaine visite d’une plantation de cacaoyers à Punta Cana, visite clôturée par une démonstration de fabrication artisanale de chocolat.

Elle fut menée par Alexandra, je me souviens encore de son prénom et de sa nationalité, une Franco-Belge qui décida d’élire domicile dans ce pays des Caraïbes. L’élu de son cœur lui ouvrit les portes de son domaine. La belle s’empressa de sublimer leur production en élaborant un chocolat digne des meilleurs chocolatiers belges. Cabosses, coques et fèves de cacao n’eurent bientôt plus de secret pour la jeune femme, qui maitrisa rapidement la torréfaction et la transformation du chocolat. Mais clôturons cette parenthèse et revenons à notre récit.

 

Après une journée passée sur la route, nous arrivâmes enfin à l’appartement familial, qu’une cousine avait pris soin de dépoussiérer et chauffer après plusieurs années d’inoccupation.

Le soir même, la même cousine vint nous saluer, exprimant sa joie de nous retrouver. Il ne fallut pas plus d’un quart d’heure à Jackye pour réitérer cette obsession de « chocolate con churros ». La cousine, comprenant qu’il s’agissait d’un besoin vital à assouvir, nous promit que le lendemain ce serait chose faite dans l’après-midi, et qu’elle nous amènerait dans la meilleure chocolaterie de Murcia. De quoi remplir, cette nuit-là, les rêves de ma sœur de ce succulent breuvage.

 

Et le lendemain… 16 heures. On sonna à la porte ; la cousine et son mari se présentaient tout endimanchés.

En quelques gestes rapides, nous enfilions une paire de chaussures, les manteaux et les sacs à main. Nous dévalions alors les escaliers avant de prendre place dans la voiture du cousin, et de démarrer à l’assaut de la capitale (régionale).

Après une traversée, cette fois pédestre, nous nous retrouvions place de la cathédrale, grouillante de vie. Très prévoyant, le cousin nous guidait vers la file d’attente du bar à churros. Au bout d’un certain temps, le barman nous conduisit à notre table. L’endroit est très convoité mais nous nous réjouissions d’être assis alors même que la file d’attente s’allongeait. « Pour être servis, il faudra aussi patienter », nous lança le serveur. Bon, ce n’était pas grave, nous avions des années à repasser en revue, à peu près une dizaine sans venir pour Jackye, la moitié pour moi.

Les chocolats et les churros tant convoités arrivèrent enfin sur notre table, ce qui stoppa net la conversation. Jackye restait bouche bée. « Attention au flet de bave qui dégouline le long de ton menton ! » lui dit le cousin, heureux de la voir communier avec ce goûter.

Elle sourit et se jeta aussitôt sur un bâtonnet de churro bien charnu, qu’elle enveloppa du chocolat épais avant de l’enfourner. Une explosion en bouche pour le plus grand plaisir de ses papilles.

Tous les regards convergeaient sur elle, un silence de cathédrale s’installa… avec en fond, vue sur la cathédrale enguirlandée de rubalises. Malgré les travaux, le monument se dressait majestueusement, racontant l’histoire glorieuse de ces temps anciens, apportant du prestige à cette grande place piétonne.

Rassasiée par mes quatre churros (et par la pensée de ceux engloutis par Jackye !), je l’observai baigner méticuleusement un churro après l’autre dans l’onctueux chocolat.

                                                                                                                                       

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