Une famille ordinaire, par Bernard Delzons

Un court extrait « Des Filles au lion » de Jessie Burton, racontant l’habitude des secrets d’une jeune fille, m’a inspiré la petite histoire qui suit.

Romain, un jeune homme d’une vingtaine d’années, vêtu d’un jean et d’un blouson de cuir marron, une casquette anglaise sur la tête, venait de rentrer dans l’immeuble où il vivait avec ses parents. C’était un bâtiment en briques rouges du centre de Toulouse. Il avait ouvert la boite aux lettres. C’était un jeudi, le jour où arrivaient les magazines de ses parents. Il haussa les épaules, les attrapa sans conviction. Il ne comprenait pas qu’on puisse lire de telles inepties, “Le chasseur français” et “Paris Match” pour son père, “Modes et Travaux” ou “Elle” pour sa mère. Sa grand-mère dont la photo surveillait la maisonnée depuis un mur du salon, aurait pu ajouter que ces « inepties », il les lisait en cachette ! Romain jugeait cette pièce désuète, mais il s’y sentait bien. Il y retrouvait les meubles de son aïeule disparue, voilà déjà cinq ans.

Son père tenait une quincaillerie et sa mère restait à la maison, mais c’est elle qui gérait les comptes de la famille et ceux du magasin où elle tenait la caisse le samedi après-midi. Il avait une sœur un peu plus âgée qui s’était mariée deux ans plus tôt, avec un Espagnol de la région de Tarragone.

Ses parents avait inscrit Romain dans une école de commerce avec l’espoir qu’il reprendrait la boutique familiale. A l’époque, il n’avait manifesté aucune résistance, mais il le regrettait maintenant qu’il pensait avoir trouvé sa voie, si différente de celle qu’on lui avait tracée.

Sous les magazines il y avait aussi quelques lettres, des factures pensa-t-il. Il les ramassa. Il en restait une au fond de la boite aux lettres, dont la couleur jaune de l’enveloppe l’intrigua. Il tendit le bras et s’en saisit. Surpris, il vit qu’elle lui était destinée. Il la retourna et il sentit son cœur battre plus fort quand, au verseau, il découvrit qui en était l’expéditeur : Les éditions Gallimard. Il avait envoyé un manuscrit à cet éditeur quelques semaines plus tôt et c’était certainement une lettre courtoise pour lui annoncer que malgré tout l’intérêt qu’on avait pris à la lecture de ce texte, il ne serait pas possible de donner une suite à sa demande…

Il gravit les escaliers jusqu’à l’étage où ils habitaient, ouvrit la porte, jeta un “c’est moi” en passant devant la cuisine où sa mère mettait le couvert, puis s’enferma dans sa chambre. Assis sur son lit, il hésita à ouvrir la missive, puis se lança. Le début de la lettre était exactement tel qu’il l’avait imaginé, courtois, mais surprise : on lui proposait un entretien. Il y aurait bien entendu quelques petites modifications à apporter, mais le livre les intéressait, et ils espéraient vivement une prochaine collaboration.

Romain sentit ses oreilles devenir rouge écarlate. Il n’aurait pas su analyser ses sentiments, mélange d’émotion, de fierté, mais aussi de crainte et d’angoisse. Un léger coup à la porte lui fit relever la tête, il vit sa mère qui lui demandait comment s’était passée sa matinée. Il n’avait pas eu le temps de dissimuler la lettre qu’il tenait encore entre les mains. “Bien, bien” répondit-il avant de glisser l’enveloppe dans son porte document. Avant de sortir, sa mère ajouta avec un sourire malicieux : “ Encore une jolie amoureuse… le déjeuner sera prêt dans dix minutes, ne fais pas attendre ton père, il a rendez-vous avec des fournisseurs cette après-midi, et il aimerait bien que tu participes.”

 

Romain n’aurait aucun problème pour échapper à l’entrevue de l’après-midi, un partiel imaginaire ferait très bien l’affaire. Cependant, il ne savait pas comment il pourrait expliquer qu’il avait écrit un livre, qu’il était question de le publier et qu’enfin c’était le métier qu’il voulait faire.

Mais ce n’était pas tout, il y avait aussi ce que racontait le livre. Ses parents se reconnaîtraient immédiatement dans les personnages de son roman et il ne leur donnait pas le beau rôle ! Pourtant il leur devait tant, il était ingrat, sûrement un mauvais fils... Il suffirait de déchirer la lettre, de continuer ses études et reprendre la quincaillerie, pensa-t-il.

Le déjeuner se passa dans la morosité, comme d’habitude. Le père avait grommelé quand Romain lui avait fait comprendre qu’il ne pourrait pas le rejoindre à la boutique. Après avoir bu son café, l’homme était parti, un peu vouté. Romain se rendit compte que son père avait vieilli, et en regardant sa mère qui lavait la vaisselle pendant que lui l’essuyait, il vit qu’elle avait maintenant quelques cheveux blancs qu’il n’avait jamais remarqués jusqu’à présent.

Il se sentit mal à l’aise, il fallait qu’il se confie à quelqu’un, mais à qui ? Cela ne pouvait pas être quelqu’un qui connaissait ses parents, même pas à sa mamie à qui, pourtant, il racontait pas mal de choses... Se rappelant soudain le secret de la confession, il se dirigea vers l’église et alla raconter son désarroi. Il n’avait jamais trop pratiqué ce genre d’endroit, ni n’en connaissait le fonctionnement. Il entra dans le confessionnal et sans attendre, sans même se soucier de savoir s’il y avait quelqu’un pour l’entendre, il raconta son histoire. En sortant, il fut très étonné de voir le prêtre qui s’approchait et lui demandait s’il voulait se confesser. Romain bredouilla quelques mots indistincts, en réalisant qu’il avait parlé dans le vide !

 

Il n’avait toujours pas pris de décision quand une semaine plus tard, il trouva ses parents en grande discussion dans la cuisine. Ils se turent immédiatement en le voyant. Romain comprit qu’il se passait quelque chose. Il allait se retirer dans sa chambre quand sa mère l’apostropha :

  • Gallimard a téléphoné aujourd’hui…Tu avais l’intention de nous en parler ?
  • Ben, heu...
  • Ils ont été très élogieux sur ton travail, et pour ne pas avoir l’air idiote, j’ai fait comme-ci j’étais au courant. Il parait que dans ce livre le narrateur parle de sa famille.
  • Ce n’est qu’un roman !
  • Certes, mais le père tient une quincaillerie et la mère s’occupe de la maison…
  • Ce n’est qu’une coïncidence, et d’abord comment tu sais tout ça ? Bon, d’accord. Je voulais vous en parler, mais je n’y arrivais pas.
  • Il n’y a pas que toi qui a des secrets, avec ton père on savait depuis longtemps que tu écrivais, et puis un jour on a surpris une conversation avec ton prof de lycée, tu lui avais lu un chapitre, ça parlait de nous. Je me rappelle, tu t’inquiétais, tu pensais que c’était mal, alors que non, c’était simplement nous, mais tu le racontais avec humour.
  • Pourquoi vous ne m’avez rien dit ?
  • Tout simplement parce que tu aurais arrêté, or on voulait connaître la suite…
  • Je suis désolé !

 

Romain éprouvait une certaine gêne pour ne pas avoir osé se confier à eux. Il était conscient qu’il leur devait beaucoup. Ses parents étaient plus ouverts qu’il ne l’avait cru. Il pensa un moment renoncer à la publication de son livre. Mais son éditeur lui ayant fait remarquer l’admiration pour ses parents qui ressortait de ce texte, il laissa tomber cette idée. Il n’allait tout de même pas renoncer à son rêve !

Ce soir-là, au diner sa mère essaya de lui en faire raconter davantage, en vain. Ce n’est qu’au moment de se séparer pour la nuit qu’il leur dit toute l’affection qu’il éprouvait pour eux. Son père, en l’embrassant, bougonna que pour un amoureux des mots, il était quand même peu bavard.

Ne sachant comment prendre cette remarque, Romain rougit et se retira dans sa chambre.

Le jeune homme était bien conscient qu’il devait poursuivre ses études, après tout, écrivain n’était pas un boulot sûr.

 

Il se passa de longues semaines avant que le livre ne soit publié. Il y avait eu les corrections, les relectures, le choix des couvertures. Il avait passé beaucoup de temps pour se décider pour la première et la quatrième. Enfin, l’éditeur décida que la publication aurait lieu en septembre pour la rentrée littéraire. Cela arrangeait bien Romain qui pensait que d’ici la sortie, ses parents auraient oublié l’affaire. C’est effectivement ce qui se passa – crut-il.

Il avait aménagé dans une chambre de bonne au sixième étage de l’immeuble de ses parents. Il avait une plus grande indépendance qui permettait des échanges plus discrets avec son éditeur. Il dinait souvent dans l’appartement familial. Quand sa mère lui demandait s’il connaissait la date de parution il répondait toujours : « Je ne sais pas encore »

 

En novembre, il reçut le Goncourt des lycéens. On allait reparler de lui. Il fut pris de panique. Il y avait certes ce qu’il racontait sur sa famille, mais surtout, dans le dernier chapitre, il faisait son “coming-out” et il ne voulait pas que ses parents l’apprennent comme-ça ! Il téléphona à son éditeur pour essayer de différer les choses, mais ce n’était pas possible, d’ailleurs, il était invité à “la Belle Librairie”, l’émission de la télévision. Mon Dieu, pensa-t-il, c’est un vrai traquenard !

Il rentra chez lui, décontenancé. Il descendit chez ses parents pour déposer le courrier qu’il avait ramassé dans leur boite aux lettres. L’appartement était vide, mais sur la table du salon, bien en vue, il y avait son livre, avec le bandeau rouge du Goncourt des lycéens…

Le titre lui éclata à la figure : “Une famille Ordinaire”.

 

 

 

   

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