Un bonnet de piscine fuchsia, par Florie (épisodes 3 à 5)

3

            C’est devenu un rituel : tous les mercredis matin, après le sport et avant d’aller au travail, je conduis Clémence jusqu’au cabinet du psychologue qui suit ses enfants, puis je ramène toute la petite famille chez elle. Clémence a bien une voiture, mais elle ne s’en sert que lorsque c’est vraiment nécessaire, car elle n’a pas les moyens de payer l’essence au quotidien. Elle ne travaille qu’à quatre-vingt pourcent, pour pouvoir garder ses enfants le mercredi, et ses revenus suffisent tout juste à entretenir ce petit monde. J’en sais des choses, à présent, sur la fille au bonnet rose de l’aquabike. Elle ne me parle jamais de sa maladie, ni de ce qu’elle a traversé, mais je sais que ses enfants voient un psy parce qu’ils ont été très affectés par ce qui s’est passé. Et plus j’en apprends sur elle, plus je me sens irrémédiablement amoureux. J’ai longtemps refusé de prononcer ce mot dans ma propre tête, mais il a fini par s’imposer à moi. Je l’aime, j’ai envie de la voir tout le temps, d’être près d’elle, de prendre soin d’elle. J’aime aussi ses enfants, par je ne sais quel effet de contagion, et je me rends compte que j’attends le mercredi avec une impatience difficilement supportable parce que j’ai aussi envie de les voir, eux. Cordélia, l’aînée, est beaucoup trop cultivée pour une enfant de neuf ans, parce qu’elle passe son temps le nez dans des bouquins bien trop compliqués pour son âge. Ulysse, sept ans, n’est pas très doué à l’école, mais il possède un sens de l’humour piquant et savoureux que je n’avais jamais rencontré chez un enfant. En même temps, on ne peut pas dire que j’en aie rencontré beaucoup, des enfants, avant ces deux-là. Clémence me pose parfois des questions sur ma famille, que j’élude en quelques mots creux, sans qu’elle ne semble rien y trouver d’étrange. La plupart du temps, durant la partie du trajet où nous sommes seuls tous les deux, nous échangeons surtout des banalités, sans doute le paraîtraient-elles à tout autre qu’à moi en tout cas. Je lui fais remarquer avec enthousiasme qu’elle a réussi à tenir jusqu’au bout du dernier sprint, aujourd’hui, et elle me répond que ça l’a complètement épuisée, ajoutant en riant que malgré tout, je ne parviens toujours pas à la doubler.

Le vendredi soir, devant ma pinte de bière, je raconte aux copains comment je m’envoie en l’air tous les mercredis avec Clémence, à quel point c’est un bon coup, alors que je ne l’ai jamais même frôlée. La culpabilité de leur dissimuler la vérité me ronge de plus en plus, mais je suis incapable de faire machine arrière, incapable de prononcer les mots qui altèreront à jamais le cours des choses.

 

            Nous sommes un vendredi, à peine un mois après mes premiers mots échangés avec Clémence. Le vendredi, mon plaisir se limite à la regarder, mais je serais prêt à tous les sacrifices rien que pour cette petite heure où elle est près de moi. Nous arrivons par hasard presque en même temps au complexe sportif et je la salue d’un simple hochement de tête tandis qu’elle me lance : « Salut Adrien ! » Son ton est enjoué, mais je détecte immédiatement chez elle tous les signes de la fatigue ; rien d’étonnant à cela, c’est la fin de la semaine. Parfois, je me demande si je ne pourrais pas lui proposer de faire plus que ce ridicule trajet du mercredi matin, je lui ai même donné mon numéro de téléphone au cas où elle ait besoin de quelque chose, mais offrir plus directement mes services est au-dessus de mes forces.

Nous pédalons joyeusement depuis une vingtaine de minutes et, malgré sa fatigue, Clémence se donne à fond aujourd’hui. Je me sens ridiculement fier des progrès qu’elle fait chaque jour, de son corps qui retrouve des forces. Je remarque qu’elle est un peu distraite toutefois, elle n’a pas respecté les consignes à deux reprises, comme si elle ne les avait pas entendues, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Et puis, au beau milieu d’un exercice, pourtant loin d’être le plus difficile de la séance, elle s’effondre tout à coup. Elle s’affaisse en avant, la tête sur son guidon. Je reste un moment interdit, choqué, inquiet, puis, comme mon regard ne l’a pas quittée d’une seconde, je remarque les tremblements convulsifs de ses épaules et je sais, dans un éclair terrifiant de compréhension, qu’elle est en train de pleurer. Je vois Rachel se mettre à courir au bord du bassin et se précipiter vers elle, mais j’ai réagi plus vite. Sans savoir comment je m’y suis transporté, je découvre que je me tiens debout à côté du vélo de Clémence et que j’ai passé mes bras autour d’elle. Mais qu’est-ce que tu fais, abruti ! me crie une voix dans ma tête. Mais je ne l’écoute pas ; je soulève délicatement le frêle corps de Clémence de sa selle et je le serre contre moi. Rachel me couve d’un regard noir, mais elle s’est arrêtée à quelque distance du bord de l’eau et n’intervient pas. Je la soupçonne de savoir parfaitement à quoi s’en tenir à mon sujet et de s’inquiéter de mes intentions, ce que je ne peux honnêtement pas trop lui reprocher. Mais je ne m’en préoccupe pas longtemps, toute mon attention concentrée sur la femme que je tiens dans mes bras, sur son visage ravagé par les larmes, son corps secoué par les sanglots. Je la serre plus fort contre ma poitrine, trop fort sans doute, mes mains frottant maladroitement son dos. Rachel semble finalement décider que je ne représente pas un danger pour sa protégée, car elle se détourne, marche jusqu’au bout du bassin et reprend l’entraînement comme si de rien n’était. Je lui suis reconnaissant de sa délicatesse ; toutes les attentions s’étaient portées sur nous et je ne crois pas que Clémence aime beaucoup ça… moi non plus d’ailleurs. Et tandis que la musique et les pédalages reprennent, exhortés par la voix forte de la coach, Clémence et moi restons debout au milieu du bassin, ignorants de ce qui se passe autour de nous. Je ne sais pas si je dois parler, si je dois la lâcher, lui caresser les cheveux, je ne sais absolument pas ce qu’il faut faire et je me rends compte que, contre toute attente, ça ne m’effraie pas. Je la garde contre moi en me balançant doucement et j’attends, désemparé par sa détresse mais bien résolu à ne pas l’abandonner. Puis, dans un murmure saccadé, elle parle enfin :

« Les derniers résultats ne sont pas bons… Il faut que je retourne en chimio. »

Son dernier mot se brise et déclenche une nouvelle déferlante de sanglots. Je la serre un peu plus fort, caressant son dos doucement, et je chuchote :

« Chuuuut, ça va aller. On va y arriver.

— On, bredouille-t-elle, la voix altérée par les sanglots, toi tu as une famille, tu as autre chose à faire. Je suis toute seule… »

Mon mensonge me frappe en pleine figure avec une telle violence que je me demande comment je fais pour rester debout et ne pas la lâcher. J’ai envie de lui crier qu’elle se trompe, que je suis un connard de quarantenaire célibataire tellement pathétique avec les personnes de l’autre sexe que tout ce qu’il a trouvé pour peupler sa solitude, c’est de draguer les filles à l’aquabike. A cet instant, je me fiche qu’elle me méprise, je voudrais juste qu’elle sache que je ne suis pas le papa bien rangé qu’elle croit, que je suis prêt à lui donner tout le temps dont je dispose pour l’aider…

« Tu vas y arriver, je veux dire, corrigé-je doucement en lui pressant l’épaule d’une façon que je veux rassurante, tu es super forte. Tu es bien entourée et tu as deux gamins incroyables. »

Elle m’adresse un pâle sourire au milieu de ses larmes et j’ai l’impression que mon cœur fond dans ma poitrine, se transformant en une mélasse brûlante composées d’un tas d’émotions que je reconnais à peine.

 

4

            Ce soir-là, je bois beaucoup plus que de coutume avec les copains. Ils s’en aperçoivent et me taquinent gentiment, me demandant si ma petite proie du moment a fini par comprendre à quel point j’étais inintéressant et par aller voir si l’herbe ne serait pas plus verte ailleurs. En effet, je ne leur ai pas parlé de Clémence de toute la soirée ; je peux encore sentir son corps tremblant entre mes bras chaque fois que je pense à elle, voir les sillons laissés par les larmes sur son visage menu. Raconter mes exploits sexuels factices avec cette femme terrifiée qui m’a fait suffisamment confiance pour me laisser la consoler me paraît inenvisageable, aussi j’ai davantage posé de questions à mes amis ce soir pour éviter qu’ils ne s’intéressent trop à moi. Ils l’ont remarqué, bien sûr, et leur conclusion est on ne peut plus logique. Je ne les détrompe pas, priant seulement pour que le temps passe vite et que je puisse me retrouver seul chez moi avec mes pensées et mes peurs.

Je passe un week-end solitaire et mortifiant, me demandant sans cesse si je dois lui rendre visite (elle ne m’a jamais donné son numéro), mais décidant la seconde d’après que c’est bien la chose la plus absurde que je puisse faire. Elle a sans doute une famille, des amis, elle n’a pas besoin de mon aide, elle n’en a pas envie non plus. Et puis elle ne comprendrait pas que je délaisse ma femme et mes enfants en plein week-end pour rendre visite à une simple connaissance du sport. Le lundi matin, je suis debout avant la sonnerie de mon réveil. Je vais la retrouver, je pourrai savoir comment elle va, peut-être trouverai-je le courage de lui dire quelque chose, peut-être décidera-t-elle qu’elle peut me parler, me demander de l’aide. Je suis à la fois fou d’inquiétude et excité comme un enfant. Je ne suis pas très habitué à ce trop-plein d’émotions et je tente de les endiguer du mieux que je peux en me concentrant sur autre chose, tentant de trouver un intérêt au journal que je lis sur mon téléphone tout en mangeant mon petit déjeuner, essayant de planifier au mieux la réunion que j’organise au boulot à neuf heures trente, juste après ma séance d’aquabike. Je viens de jeter mon sac de sport sur mon épaule et je m’apprête à sortir de l’appartement quand mon téléphone sonne.

« Allô ?

— Vous êtes bien Adrien Leroy ? »

Je me fige ; je ne connais pas cette voix. Ce pourrait être n’importe qui, quelqu’un pour le travail, une publicité, mais, tandis que je réponds par l’affirmative, je suis saisi d’un mauvais pressentiment.

« Je suis la maman de Clémence. »

J’ai l’impression que l’appartement se met à osciller autour de moi et je me laisse tomber sur le canapé, dévoré par la terreur. Je ne veux pas entendre la suite, et pourtant, je m’entends demander, d’une voix déformée par l’inquiétude :

« Que s’est-il passé ? Comment elle va ?

— Elle va bien, ne vous inquiétez pas ! »  La voix est pleine de chaleur, empressée à me rassurer, désolée de m’avoir fait peur. « Simplement, elle est partie en chimio tôt ce matin et je devais amener les petits à l’école, mais j’ai un gros imprévu, ma voiture refuse de démarrer. Elle m’a dit que vous étiez un bon ami et que je pouvais vous appeler à la rescousse. »

Un bon ami ? Ces mots résonnent étrangement en moi, me remplissant tout à la fois de joie et de contrariété, deus émotions que j’ignorais pouvoir débarquer en même temps.

« Euh… »

Je me sens complètement effrayé tout à coup, en réalisant qu’elle va me demander d’emmener les mômes à l’école à sa place. Je ne sais même pas où elle est, leur école !

« Elle sait que ça ne vous mettra pas en retard pour le travail, puisque vous avez votre séance de sport juste après.

— Mais ils sont où, les enfants, là ? Qui les garde ? »

Brusquement, je me sens inquiet et étrangement en colère, en imaginant Cordélia et Ulysse livrés à eux-mêmes.

« Ils sont chez eux. Ils sont seuls, mais ils ont l’habitude de se préparer sans aide le matin.

— Très bien, je vais les chercher tout de suite. »

Elle me remercie et je raccroche, sans même demander l’adresse de l’école. J’ai trop honte d’admettre que je ne la connais pas et je compte sur les gamins, futés comme ils sont, pour arriver à m’expliquer le chemin.

Tandis que je roule vers la maison de Clémence, je commence à réaliser peu à peu ce que je suis en train de faire et une sourde angoisse s’empare de moi. Je suis Adrien, le pauvre type qui mate des culs dans une piscine, et voilà que je me retrouve à jouer les nounous pour les enfants d’une femme que je connais à peine. Toute une partie de mon cerveau hurle à l’autre qu’il faut rebrousser chemin, mais l’autre ne l’écoute pas et persiste à l’ignorer jusqu’à ce que je me gare devant le petit portail vert de la maison de Clémence.

Je pousse le portail et je découvre que les enfants m’attendent dans la cour, cartable sur le dos. Tandis que Cordélia verrouille soigneusement la porte de la maison, Ulysse se précipite vers moi et, le temps d’une seconde de véritable panique, je crois qu’il va me serrer dans ses bras. Il n’en fait rien cependant, se contentant de se planter à un mètre de moi et de me demander à brûle-pourpoint :

« Dis, tu l’aimeras toujours, maman, si elle a re plus de cheveux ? »

Complètement désarçonné par la question, je me dis que je vais simplement lui tourner le dos et sortir en leur faisant signe de me suivre, mais mes lèvres se mettent à bouger sans que je ne leur en aie donné l’ordre.

« Tu sais, j’ai aimé ta maman avec un bonnet de piscine rose hyper moche, alors je crois que rien ne pourrait me faire changer d’avis. »

Le gamin me décoche un large sourire, mi amusé mi soulagé, et il passe devant moi pour rejoindre le portail, suivi par sa sœur. Complètement sonné, je sors à leur suite et leur ouvre la voiture.

Le court trajet se déroule sans encombre, les mômes me racontent leur week-end, le film qu’ils sont allés voir au cinéma, et je me retrouve même à répondre à leurs questions sur mon travail. Cependant, lorsque je finis par perdre de vue leurs deux petites silhouettes au milieu du troupeau d’enfants qui se masse dans la cour de l’école, une chape de solitude me tombe dessus sans prévenir et m’écrase de tout son poids. A l’idée de me rendre au centre sportif comme tous les lundis et de pédaler derrière un vélo inoccupé, une boule se forme dans ma gorge et je réalise que je ne pourrai pas le supporter. Je reste plusieurs minutes assis derrière mon volant, dans ma voiture à l’arrêt sur le parking de l’école, incapable de faire le moindre geste. Et puis tout à coup, j’entends la voix de Clémence dans ma tête, entrecoupée de sanglots, qui me dit : « Je suis toute seule… » Et je sais exactement ce que je dois faire. J’appelle le centre sportif pour prévenir que je ne pourrai pas venir aujourd’hui, puis j’appelle mon travail pour expliquer que j’ai une urgence, qu’il faut reporter la réunion et que je ne pourrai probablement pas être là de la matinée. Je trouve le numéro de la mère de Clémence dans mon journal d’appels et, avant de me laisser le temps de réfléchir à ce que je suis en train de faire, je le compose et, sous prétexte d’apporter à sa fille quelque chose qu’elle a oublié, je lui demande où se trouve l’établissement où elle suit sa chimiothérapie. Puis, la peur au ventre mais me sentant gagné par une force nouvelle, je démarre et, roulant un peu trop vite, je me rends à l’hôpital. Il est plus que temps que je dise à Clémence qu’elle n’est pas seule. Il est plus que temps que je lui avoue que moi, je suis seul. Il est plus que temps que je lui propose que ce chemin, nous le fassions à deux.

 

Photo de Artem Militonian sur Unsplash

 

 

 

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