Des gouts et des odeurs, par Bernard Delzons
Se souvient-on des odeurs et des goûts ? Un texte d’Ondine Khayat, Le parfum de l’exil, a animé notre réflexion. Il est assez facile d’identifier une odeur basique comme celle de la rose, du citron de l’herbe coupée, mais il est beaucoup plus difficile de trouver la composition des épices qui parfument le plat qui mijote sur le feu ou celle des effluves de tel ou tel parfum. Pour ma part ce n’est exceptionnellement que j’ai réussi à sentir une odeur juste par son évocation.
Arthur venait de sortir de la librairie “Des goûts et des Odeurs” qu’il affectionnait particulièrement. C’était une boutique spécialisée dans les livres de cuisines, des recettes, mais aussi dans des romans mettant en avant les goûts et les odeurs. Pour être honnête il y venait aussi pour déguster le délicieux café, “arabica” doux et crémeux, avec son soupçon de lait d’amande, qu’on lui offrait à chaque passage. Il y avait ainsi acheté pas mal de livres pour essayer de reproduire la cuisine de sa mère, sans jamais y arriver vraiment.
Pour choisir un livre, il étudiait bien entendu le sujet, les images s’il y en avait, mais il ne pouvait s’empêcher d’approcher le livre de son nez pour retrouver l’odeur du papier et de la colle qu’il aimait tant. Il n’aurait jamais acheté un livre dont l’odeur ne lui plaisait pas !
Il était tout heureux d’avoir déniché un roman racontant les émois d’un chien aux différentes senteurs de la maison et de ses occupants. Il souriait en se remémorant le passage où l’animal racontait comment il détectait l’humeur de son maître en fonction de l’odeur qu’il dégageait. Le boxer savait s’il avait fait un détour chez une de ces conquêtes avant de rentrer à la maison ; il reconnaissait leur parfum imprégné sur sa peau. La plupart du temps c’était celle d’une une femme, mais quelquefois c’était un homme qu’il identifiait à l’odeur du tabac ou à la senteur plus poivrée de son eau de toilette…
Arthur avançait tranquillement vers la place Des Fleurs, plongé dans sa rêverie quand soudain, il fut happé par un parfum de châtaignes grillées. Il ne put résister à s’offrir un corné qu’il dégusta sur un muret proche.
Alors il se rappela le marchand de son enfance qui en vendait lui aussi. Il s’appelait “Charlot”. Sa mère en achetait plusieurs fois dans la saison. On les dégustait devant la cheminée en buvant du cidre ou un vin chaud pour les adultes, du chocolat pour les enfants. Ce souvenir lointain lui en remémora d’autres, le riz au lait caramélisé cuit dans le four allumé pour faire bouillir le linge dans la lessiveuse : c’était un subtil mélange d’odeur de lessive, de lait bouilli et de caramel, qui emplissait la cuisine. Un instant, il se remémora le goût de ce plat délicieux. De la même façon que l’on passe du coq à l’âne dans une conversation, il ressentit soudain l’odeur de cire quand sa mère encaustiquait la salle de séjour, le plancher, ou les meubles. Puis l’odeur du pâté en croute, mélange de gelée, de lapin et de cognac qui cuisait lentement pour le réveillon de Noel, vint chatouiller ses narines. Enfin il se rappela l’odeur âcre de l’ammoniac que l’on utilisait pour nettoyer les peignes.
Une petite voix enfantine le sortit de sa rêverie.
- Tu m’en donnes une ?
Il découvrit un petit garçon de cinq ou six ans qui le regardait avec envie. Il l’aurait volontiers envoyé promener s’il ne s’était souvenu d’un tableau montrant une fillette en extase devant une pomme qu’elle aurait croquée avec tant de plaisir. Alors il répondit :
- On dit “s’il vous plait”, jeune homme
- J’suis pas un homme, allez sois gentil, donnes -en moi une !
- Une quoi ?
- Ben quoi, une çataigne.
- On dit “CHAtaigne, pas “ça taigne”. Où est ta maman ? Elle ne veut peut-être pas que tu parles à un vieux monsieur.
- Elle est morte, s'il te plait, donnes-en moi une.
Arthur avait aperçu une jeune femme qui s’approchait avec inquiétude. Il lui fit signe de venir, mais en lui faisant comprendre de ne pas se montrer. Alors il sortit une châtaigne de son cornet et la tendit au gamin qui allait l’avaler directement.
- Mais voyons, il faut l’éplucher, mon garçon.
- Suis-pas ton garçon, le dirai à ma maman, na !
- Je croyais qu’elle était morte.
- C’était pour rire, elle est à la librairie, elle veut faire un gâteau pour mon anniversaire.
La jeune femme se fit alors entendre en disant à son fils qu’on ne disait pas des choses pareilles. Arthur avait tout de suite humé l’odeur de son parfum, un mélange de violette, de giroflée et sans doute une pointe de lilas. Il avait fermé les yeux un instant. Alors il s’adressa à la jeune dame.
- Ce n’est pas bien grave, j’étais moi-même en plein souvenirs d’enfance quand il est venu me parler. Comment s’appelle-t-il ?
- Arthur.
- Comme c’est étrange, il s’appelle comme moi !
L’enfant intervint :
- Pas possible, pas un prénom pour les vieux… Maman tu m’avais promis un chocolat.
L’homme et la femme échange encore quelques mots :
- Je vous recommande la pâtisserie “Caramel et Chocolat” c’est à deux pas, si vous voulez je vous montre le chemin.
- Merci, mais il faut que je rentre, le petit diable a école demain et il doit se coucher tôt.
- Très bien, alors au revoir Arthur.
- Au revoir Pépé !
Enfin seul, amusé par le comportement du gamin, et l’évocation de la pâtisserie lui ayant mis l’eau à la bouche, Arthur décida de s’y rendre. Il prendrait un chocolat avec un mille-feuilles, son gâteau préféré. Mais quand il entra dans la boutique il fut submergé par l’odeur de citronnelle et de bergamote, c’était sûrement le thé que les vieilles dames assises devant la devanture savouraient avec quelques petits fours bien appétissants. Il s’assit à une table un peu plus loin et commanda un rhum-citron avec une tranche de cake. Ce n’était pas l’heure du mille-feuilles, il était bientôt dix-sept heures. Il ne fallait pas qu’il grossisse !
En rentrant chez lui, à l’odeur qu’il respira il se rappela qu’il avait fait une lessive le matin. Il n’y avait plus de lessiveuse, maintenant c’était une machine qui effectuait le travail, mais il n’y aurait pas non plus de riz au lait.
Illustration: collage de l'auteur.