Rêves d'enfant, par Bernard Delzons

Rêves d'enfant

Piste d'écriture: C’est un extrait de « le jour d’avant » de Sorj Chalendon racontant les rêves d’un enfant confronté à la réalité de la vraie vie qui m’a inspiré ce court texte, en m’appuyant sur mes propres souvenirs. 

Enfant, Émile s’était rêvé instituteur, il s’imaginait enseigner à des enfants de son âge. Il leur apprenait le calcul, à lire et à écrire, tout comme lui l’avait appris quelques mois ou semaines plutôt. Il se voyait devant un public acquis à sa cause.

Dans sa famille, nul ne l’avait contrarié, mais, les années passant, il avait perçu la complexité du métier, en particulier à partir de la sixième où le généraliste qu’il avait imaginé devait se spécialiser dans une matière ou une autre. Il avait aussi compris que son public, qu’il avait pensé docile, ne manquerait pas d’essayer de le faire tomber. Il lui suffisait d’observer, dans les classes qu’il fréquentait, le talent de certains de ses camarades pour amener le chahut et le désordre. Sans le comprendre vraiment, Émile avait su qu’il ne saurait pas gérer cela. Alors son enthousiasme pour ce métier s’était peu à peu émoussé.

Puis ses parents l’emmenèrent voir « Andromaque », la pièce de Racine, au théâtre de L’Odéon à Paris. Il s’était alors imaginé acteur et devant une foule en délire, il déclamait les quelques vers qu’il avait appris.

C’était notre petit frère, on se plaisait à le voir faire, je l’avais surpris devant sa glace en train de répéter une scène de la pièce. Le soir au diner, j’ai raconté au reste de la famille ce spectacle improvisé. Les sourires, voire les moqueries que nous avons partagées, l’ont découragé à nouveau. Enfin, dans la famille on était ingénieur ou militaire, mais certainement pas saltimbanque !

Pourtant, pendant quelques mois encore, il se transforma en bonimenteur, devant des boutiques imaginaires, pour vendre des couteaux ou des casseroles extraordinaires. Mais faute de clients, il a aussi abandonné l’idée de ce métier.

 Devant nos neveux, si contents qu’un tonton à peine plus vieux qu’eux les occupe, il a eu, aussi, sa période de chroniqueur et présentateur à la radio imaginaire « France Gitane », mélangeant jeux et publicités. 

 

Puis l’adolescence arriva. Alors il est rentré dans le rang. Il ferait des études, et il a oublié un temps ses rêves d’enfant.

Notre père était chimiste, et bien qu’il n’ait jamais demandé à l’un d’entre nous de suivre le même chemin que lui, l’idée rôdait dans la famille. Mais à Émile, notre petit frère, ce domaine était complètement étranger, voire hostile. Il n’irait pas dans cette voie. Il avait toujours été bon en français, il savait raconter des histoires, mais il faisait beaucoup de fautes, ce qui l’éloignait d’études littéraires. Il était bon en mathématiques, mais pas du tout intéressé par leurs applications pratiques, on n'en ferait pas un ingénieur. Alors, il fit des études de commerce complétées par un diplôme informatique.

À présent, il allait devoir affronter le monde, mais avant tout, c’était l’heure du service militaire, chose qui lui était insupportable : aussi fit-il une demande pour un poste dans la coopération. Il demanda l’Amérique latine, en espérant le Brésil où notre père était né ; on lui proposa l’Algérie, c’était une dizaine d’années après l’indépendance.

Émile s’est ainsi retrouvé dans une école d’agriculture à l’est du pays, où il devrait enseigner ! Mais quoi ? s’est-il demandé. Finalement, ce seraient les mathématiques, la seule chose qui pouvait correspondre à son profil.

 

Ainsi finalement, il allait devoir exercer le métier dont il avait rêvé quand il était enfant ! Malheureusement, il n’avait reçu aucune formation pour cela, surtout avec des jeunes dont la plupart avaient son âge. Il n’avait pas un physique lui permettant une autorité naturelle, il ne faisait ni un mètre quatre-vingt-dix ni plus de cent kilos ! Il dut trouver sa propre méthode pour se faire respecter : le calme, l’humour et sans en avoir conscience, une pincée de séduction. Très stressé au début, il n’a retrouvé la sérénité qu’après avoir déjoué un piège tendu par un élève, à savoir expliquer ce qu’était un logarithme, sujet non approprié à ce moment du cours. 

Néanmoins, Émile était parfaitement conscient qu’il bénéficiait ici, dans ce pays, de l’aura du savoir, fortement renforcée par la discipline implacable de l’établissement. Il aurait été totalement inconscient de s’imaginer faire la même chose à son retour en France. Depuis le bateau qui le ramenait vers son pays, il versa quelques larmes en pensant à cette belle expérience, pendant que la côte algérienne s’éloignait avant de disparaitre complètement. C’était la fin d’une époque, et en quelque sorte la fin de son adolescence. 

Il arriva à Paris pour occuper un poste d’informaticien dans une entreprise de sous-traitance automobile. Et ce fut là que, pour occuper ses loisirs et connaître du monde, il s’inscrivit à un cours de théâtre. Ainsi un autre rêve d’enfant vint frapper à la porte. Mais ce fut un doux rêve éphémère. Il fit différentes expériences, certaines enthousiasmantes, mais d’autres décevantes. Il n’oublierait pas cette actrice russe qui lui avait appris à ressentir les choses, ni cet homme qui lui demandait comment il se sentait après une interprétation d’un chat faisant sa toilette, ni sa réponse « propre » qui déclencha un fou rire, ni ce jeune, très jeune, persuadé de pouvoir monter « le Roi Lear », sans en avoir le talent. Il fallut se rendre à l’évidence, personne ne l’attendait, il était déjà trop vieux pour entamer une carrière, mais sans doute aussi trop frileux pour abandonner le confort de sa vie présente. Il dut renoncer, sans même chercher à continuer en amateur. Il se consola en relisant « Les Illusions perdues » de Balzac, persuadé que ses rêves n'étaient que chimères ! 

À aucun moment, je n’aurais imaginé les turbulences qui le traversaient, et qui l’amèneraient à ce chamboulement que nous découvririons quelques années plus tard.

 Suite dans "Chamboulement".

copyright du texte: Bernard Delzons, Photo de Jason Rosewell sur Unsplash

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