Un ado un peu triste, par Roselyne Crohin

Piste d'écriture : Du gros plan au plan d'ensemble. Partir de ce que perçoit un personnage et ouvrir peu à peu le champ pour révéler le contexte.

Courbé en avant, faisant corps avec sa machine, il appuie frénétiquement sur un bouton après l'autre. Ça clignote dans tous les sens, clic- clic- clac - clac. Sur l'écran, des chiffres défilent à grande vitesse. Il est en train de battre son propre record. Manel, tendu à bloc, danse d'une jambe sur l'autre.

Dans cette salle de jeux d'un quartier périphérique d'une petite ville de province, en Catalogne, il est le seul client. Pepé, derrière son comptoir, surveille sa salle entre deux petits sommes. Si ce gamin ne venait pas tous les jours à l'heure de la sieste, il pourrait bien fermer boutique jusqu'à 5 heures. Mais finalement, dormir ici ou chez lui, ça revient au même. Et puis, on ne sait jamais, il pourrait venir du monde. Manel a fini sa partie. Avant d'en recommencer une autre, il se dirige vers le juke-box, choisit un tube de David Bowie et monte le volume.

  • Baisse un peu le son, s'il te plaît, on n'est pas sourd et avec votre manie de tout mettre à pleine puissance, on va le devenir.
  • Ah Pepé, je t'empêche de faire la sieste, dis-le.
  • Un peu de respect, gamin !

Le gamin de 17 ans, mais qui en paraît tout juste 15 avec ses joues rondes, sa taille moyenne et ses lunettes de « fort en thème », sort prendre un bol d'air malgré le soleil de plomb de cet après-midi d'été. Les vacances qui viennent de commencer promettent d'être longues. Manel n'a plus de copains. Ces deux derniers mois, il a été le souffre-douleur de Javier qui le harcelait et qui, malheureusement, a entraîné derrière lui une bonne partie de la classe, ceux avec lesquels il jouait au foot ou allait se baigner dans la rivière. Ce n'était pas de vrais amis, évidemment, mais tout de même des vrais compagnons de jeu. Et comme il a osé tenir tête à Javier qui l'a humilié, il est maintenant bien seul. Même la perspective de partir tout le mois d'août dans le sud avec ses parents ne le réjouit pas. A la maison aussi c'est tendu. Sa sœur, un peu plus âgée, ne manque pas une occasion de le rabrouer.

Il est à peine revenu dans la salle de jeux qu'une petite bande, des gitans sûrement, y pénètre bruyamment. Quatre garçons basanés, le regard vif et une fille à l'allure garçonne prennent possession des lieux. Ils parlent fort, se bousculent, chahutent et semblent jauger à la fois le taulier et le jeune blanc-bec.

Manel se tient un peu à l'écart, les mains dans les poches et son regard croise celui de la fille. Bien foutue, la chiquita, pense-t-il. Elle est sûrement maquée avec l'un des quatre. Et il n'a pas de mal à deviner avec lequel. Celui au regard bleu azur, ça se voit que c'est lui qui commande. Grand et svelte, souple comme un félin, il a un charisme qui se perçoit dès le premier abord. Au bout de quelques minutes, d'un simple mouvement d'épaules, il donne le signal du départ. Toute la bande le suit. La fille, qui ferme la marche, se retourne et lance un regard appuyé en direction de Manel.

  • On reviendra une autre fois, lui lance-t-elle. Ciao, Binoclard.

 

  • Ah ! Ceux-là, je les vois venir de loin. Ce ne sont pas mes flippers qui les intéressent, mais mon tiroir-caisse, ronchonne Pepé. Attention à toi, gamin ! J'ai bien vu comment la fille te regardait. Ne va surtout pas traîner avec cette bande de voyous ou ça risque de mal finir pour toi.
  • Mais non, bien sûr. T'inquiète, réplique Manel encore tout bouleversé par cette fille très attirante... mais pas pour lui, sans doute.

Deux ou trois jours plus tard, ils sont effectivement de retour. Ce jour-là, la salle est un peu plus fréquentée. C'est la fin de la semaine. Les ouvriers qui ont touché leur paie viennent claquer quelques pesetas pour se défouler sur les flippers.

 

Cette fois-ci, ils ne sont que trois, la fille, le chef de bande et un autre, le rondouillard.

  • Holà, Binoclard, qué tal, lui lance la fille.
  • Holà, Guapa, qué tal, répond-il du tac au tac, regrettant presque cette familiarité qui, devant son mec, pourrait lui coûter cher. Manel ne sait pas se bagarrer et il n'aurait jamais le dessus avec un gitan. Mais contre toute attente, celui-ci éclipse un demi-sourire et le transperce de ses yeux bleu azur.

 

  • Bon, on y va ! Téré, tu te magnes, y a trop de monde ici !
  • Moi, je vais causer un peu. Je vous rejoins au Guadalupe tout à l'heure.
  • Ciao disent le chef et son acolyte.
  • Ciao, répondent Manel et Téré.

 

  • Alors, Binoclard, tu as l'air de t'ennuyer tout seul. Si tu veux, tu peux nous rejoindre au Guadalupe. On boit et on s'amuse, propose Téré avec un sourire enjôleur.
  • Bon, je sais pas, hésite Manel.

Il a entendu parler du Guadalupe, un bar interlope, dans les quartiers chauds. Il n'y a jamais les pieds. Mais dans une petite ville, tout se sait. Quand il y a des règlements de compte, c'est souvent là que ça se passe.

  • C'est ton mec ? Interroge-t-il.
  • Qui ? Zarco ? Non, moi je suis libre. Je ne suis à personne. Viens nous rejoindre ce soir ou un autre soir, quand tu voudras. Tu me plais bien, tu sais, mais tu es un peu triste. Ne reste pas tout seul. Allez, j'y vais maintenant.

 

Téré se dirige vers la sortie. Manel l'accompagne. Dès qu'ils ont passé la porte, elle l'entraîne par la main derrière le bâtiment et l'embrasse avec fougue.

Texte librement inspiré d'une scène du début du roman « Les lois de la frontière » de Javier Cercas (traduit de l'espagnol).

 

Photo de Jordan Bauer sur Unsplash

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