ISSA, par Danièle Chauvin
Piste d'écriture: Son nom manque à l'appel, sur un texte de Boris Bergmann.
Son nom manque à l’appel. Il en est ainsi depuis toujours.
Le jour de la rentrée à la « grande école » son nom ne figurait pas sur la liste des élèves de CP. En effet, il n’avait pas été inscrit. Mais sa maman, qui l’avait accompagné, l’avait rassuré.
-- Ne t’inquiète pas, ça va s’arranger.
Avec l’assurance et le courage dont elle faisait toujours preuve, elle avait brandi tous les documents utiles à cette inscription en expliquant comment ils avaient pu déménager dans ce logement HLM après tant et tant de démarches dans tous les sens, dans toutes les administrations, dans un nombre incalculable de bureaux où, chaque fois elle entendait :
-- Vous dites ? Issa ? C’est votre nom ? Je ne le trouve pas. Excusez-moi, je demande à ma collègue.
Quelques minutes plus tard, il fallait inscrire son nom là, dans cette case, suivi de tout un tas de renseignements.
Plusieurs mois ! L’attente avait duré plusieurs mois. Jusque fin août.
Finalement, ils avaient pu quitter leur meublé pour s’installer, à l’autre bout de la ville, dans cet appartement tout propre, avec cuisine-et-douches-et-toilettes-et-ascenseur. Un vrai palace de quarante mètres carrés. Il avait sa chambre et sa maman dormait sur le clic-clac dans le salon. Bref, les inscriptions à l’école primaire étaient passées depuis longtemps.
La maîtresse l’avait écoutée sans l’interrompre, avait recueilli les documents et avait demandé à Issa de se ranger avec les autres pour entrer en classe.
Il s’assit à côté d’un garçon prénommé Elie, c’est comme ça que la maîtresse l’avait appelé. Elle n’avait pas prononcé Issa. Elle avait juste dit :
-- J’ajoute ton nom au bas de la liste.
Chaque année, sa maman achetait la photo de classe. Il se trouvait toujours debout au dernier rang, au milieu, dominant les autres de la tête et des épaules. Elie, assis au premier rang, tient l’ardoise où est inscrite l’année scolaire et le cours, CP, CE, CM.
Quand il entre dans sa chambre, il peut faire l’inventaire de sa vie d’un seul regard.
Ces groupes de gosses, bien alignés, dans leurs cadres eux-mêmes bien alignés au-dessus de la petite table faisant office de bureau.
Il se rappelle la formation des équipes de foot ou de ballon prisonnier ; chaque leader choisissait ses joueurs un par un. On ne l’appelait pas, et pour cause : il se réfugiait contre le mur de l’école, encombré de son grand corps. Il faisait cela à chaque récréation. Il était devenu transparent, invisible. Même Elie le laissait seul pour participer à la compétition.
Sur sa table de travail, il range ses cahiers d’un côté, ses livres de l’autre. Juste les livres de l’année, un peu usagés. Il manque une page au manuel de géographie. Heureusement qu’Elie lui avait prêté le sien pour apprendre sa leçon. Fin juin, sa maman revend ses manuels à la bourse aux livres et achète d’occasion, si possible, ceux de l’année suivante.
Il s’en veut tellement d’avoir raté le bac. Tous ces sacrifices qu’elle avait dû consentir pour qu’il puisse aller au lycée. Ce diplôme sera absent des trophées de sa vie.
Son ballon de water-polo a roulé sous le bureau. C’est un cadeau de Noël distribué par l’entreprise de sa maman. Quand on lui avait demandé ce qui intéressait son fils, elle avait décrit ses exploits en natation.
Inscrit à la piscine, il a enchaîné les entraînements. Quand il est dans l’eau, il se sent exister. Il nage sans se lasser, plonge et glisse au fond du bassin. Le monde est bleu, liquide, légèrement résistant, juste ce qu’il faut pour dépenser son énergie, accueillant comme les bras de sa maman lorsqu’il était petit. Sa grande taille le sert, il gagne des courses. Ses fanions de victoires sont accrochés sur une cordelette tendue entre la porte et la fenêtre.
Et puis, il a intégré l’équipe de water-polo. Quel pied ! Grâce à ses grande bras, personne n’intercepte ses lobes. Il a donné une ou deux victoire à son équipe de juniors.
Son sac de sport attend sa serviette et son maillot qui sèchent dans la salle d’eau.
Issa saisit son smartphone et fait défiler les selfies de lui avec Elie au cours des événements de la Zone : la fête des voisins, la fête de la musique, la visite du député, l’inauguration de la médiathèque, la manif des gilets jaunes, la marche blanche en mémoire de Djibril.
Issa et Elie sont les citoyens de la Zone.
Photo de Stephen Olmo sur Unsplash