Frère, sœur, des amours contrariés, par Roselyne Crohin

Piste d'écriture : Violet et GrahamViolet et Graham, personnages de La maison aux sortilèges d'Emilia Hart, vivent dans une riche famille anglaise, avec une pléthore de domestiques. Frère et sœur, ils se vouent une haine féroce. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. À une époque...

Quand ils étaient tout petits et qu'ils dormaient encore ensemble dans la nursery, Violet était comme une petite maman pour son jeune frère, un gros poupon un peu pataud, pas très éveillé. À 18 mois, Graham ne marchait toujours pas et restait assis sur son tapis à manipuler pendant des heures de gros cubes de couleur. Violet, très vive, aimait jouer avec ce gros bébé toujours placide. Elle aimait lui fourrer des biscuits dans la bouche puis le débarbouiller énergiquement avec son mouchoir brodé. Elle lui faisait de grands discours et il répondait par des ma-ma-ma, da-da-da et un peu plus tard par des bo-bo-bo, lo-lo-lo, ce qui était déjà un grand progrès. On l'entendait rarement pleurer et si jamais ça arrivait, aussitôt, Violet venait lui caresser la tête avec douceur et lui dire des mots réconfortants ; si les pleurs se prolongeaient, elle lui chantait une petite berceuse du répertoire de Mary, la jeune nourrice qui s'occupait d'eux.

 

Quand Graham se décida enfin à se mettre debout, Violet resta encore plus auprès de lui, tenant sa main pour le rassurer. Ce petit garçon était surprotégé, car il souffrait d'une forme sévère d'asthme et à plusieurs reprises, les crises avaient mis sa vie en danger. On avait donc fait comprendre à la fillette qu'il fallait être très douce et très attentionnée avec ce petit frère si fragile.

 

Jusqu'à l'âge de 4 ans pour Graham et 5 ans pour Violet, l'éducation de ces deux enfants était revenue entièrement à la jeune nourrice, Mary, employée au manoir depuis l'âge de 15 ans. Fille de fermiers du voisinage, Mary n'était pas très éduquée. Mais elle savait depuis toujours que les servantes doivent obéir aux maîtres et que les femmes, même celles de la haute société, obéissent à leur mari.

  • Laisse les jouets à Graham et viens ranger, disait-elle souvent, dès que le petit commença à prendre de l'assurance.
  • Mais moi aussi je veux jouer avec le train. C'est pas juste, c'est toujours moi qui range.
  • Eh bien oui, c'est comme ça dans la vie. Les garçons sont faits pour commander et les filles pour servir.
  • C'est pas vrai d'abord. Madame Kirkby commande aux cuisinières, aux jardiniers et aux petites bonnes, et même à toi, répliqua-t-elle un jour. Elle n'avait alors guère plus de 3 ans.
  • Tais-toi et fais ce que je te dis, répondit Mary, avec fermeté.

Alors Violet se mit à pleurer. Mais lorsqu'elle alla se plaindre à sa mère, celle-ci donna raison à Mary. Violet, selon elle, devait apprendre dès sa plus tendre enfance à rester à sa place. Sinon, elle serait appelée à souffrir. Margaret, la jeune mère, se rappelait comme elle-même avait été souvent punie quand elle avait commencé à se rebeller.

 

Quand Violet eut 5 ans, les disputes avec son frère étaient devenues fréquentes et la nourrice prenait toujours la défense du garçon. Quand à nouveau elle alla se plaindre à sa mère, celle-ci répliqua :

  • Ça ne sert à rien de te révolter. Il faut que tu apprennes à céder, sinon tu seras malheureuse toute ta vie. Moi aussi j'étais comme toi, mais j'ai été obligée d'obéir à mes frères et de leur laisser toujours la meilleure part.
  • Eh bien moi, je ne le ferai pas, rétorqua Violet entre ses dents, tout en claquant la porte derrière elle.

 

À partir de ce jour-là, elle prit son frère en grippe. C'est vers cette époque que les enfants quittèrent la nursery et eurent chacun leur chambre. Violet avait 5 ans et Graham presque 4 ans. Un précepteur à moustache, tout habillé de noir, portant une jolie canne à pommeau d'ivoire, vint au manoir chaque jour pour leur apprendre à lire et à écrire. En tout juste trois mois, Violet sut lire couramment et commençait déjà à bien écrire. Pendant ce temps, Graham peinait à apprendre ses lettres et ânonnait plus qu'il ne lisait. Mais c'était normal, il était beaucoup plus jeune. Pour rétablir l'équilibre entre les deux enfants, le précepteur concentra tous ses efforts sur Graham et pendant ce temps, Violet avait la permission de jouer dehors.

 

Elle retrouvait les jardiniers qui lui apprirent quantité de choses sur les plantes, les fleurs, les insectes, les oiseaux. Tout cela la passionnait. Elle posait beaucoup de questions et retenait tout. La vie au grand air la fortifia. Bientôt, elle eut assez de force pour se hisser dans les arbres. Comme elle était très agile et n'avait jamais peur, elle montait toujours plus haut. Malheureusement, ses robes la gênaient beaucoup. Mais elle les retroussait, faisait un nœud sur le côté pour bien serrer l'étoffe autour de son corps. Seuls les jardiniers étaient au courant de ses exploits dans les arbres. Souvent, ils lui faisaient la courte-échelle, ou bien elle sautait dans leurs bras pour redescendre et éviter de s'accrocher aux branches. Là-haut, elle était heureuse. Elle parlait aux oiseaux, aux insectes. Elle inventait des chansons ou des petits poèmes, inspirés de la vie des animaux que, le soir, elle écrivait dans son cahier.

 

Un peu plus tard, les enfants eurent chacun leur précepteur. Une jeune demoiselle française, de Normandie pour Violet et un très sérieux professeur venu d'Oxford pour Graham, qui commença le latin et les mathématiques à 8 ans. Quant à Violet, elle apprit le piano, la poésie et la broderie ; et juste un peu de calcul, pour pouvoir s'occuper plus tard des dépenses de son foyer. Les leçons lui plaisaient beaucoup, sauf la broderie qu'elle trouvait inutile et ennuyeuse.

 

Violet se mit à détester de plus en plus son frère et à le jalouser. Elle écoutait ses leçons de latin derrière la porte, car elle avait bien compris que le latin servait à dominer le monde. Les savants, les juges et les médecins avaient toujours des mots latins plein la bouche pour imposer leur supériorité. À table, on demandait souvent l'avis de Graham sur telle ou telle question, jamais le sien. Lui, on l'encourageait à bien s'exprimer, elle, c'est à peine si on l'écoutait. Heureusement qu'elle pouvait écrire tout ce qu'elle avait sur le cœur dans son journal intime.

 

Vers 10 ou 11 ans, Violet décida qu'elle pourrait bien apprendre le latin toute seule. Écouter les leçons derrière les portes n'était pas suffisant. Par chance, son frère avait désormais un deuxième livre de latin et il avait délaissé son manuel de débutant. Rien ne fut plus facile que de le lui dérober. Ainsi, seule dans sa chambre, elle se mit à apprendre méthodiquement le vocabulaire et les déclinaisons que Graham avait récités en chantonnant deux années durant. Un jour, un peu plus tard, elle alla jusqu'à lui voler son cahier d'exercices. Mais il s'en aperçut aussitôt. Alors, elle dévala l'escalier avec son butin.

  • Rends-le-moi, à la fin, cracha Graham.
  • Impossible, tu ne le mérites pas, lui répondit-elle en serrant le cahier sur sa poitrine. Tu ne le mérites pas. Tu as écrit amor à la place d'arbor.

 

Au pied de l'escalier, elle tourna à gauche pour emprunter le dédale de couloirs lambrissés menant aux cuisines où elle faillit percuter Mme Kirkby. Elle s'excusa à peine, pourchassée par un Graham hors d'haleine. Ils traversèrent en courant le potager. À présent qu'ils étaient dehors, il n'avait pas la moindre chance de la rattraper. Elle avait atteint son arbre préféré, un hêtre argenté, où bourdonnaient quantité d'insectes. Violet tendit une main et une demoiselle vint se poser sur sa paume, ce qui dégoûta Graham qui avait fini par la rattraper.

Il allait se jeter sur elle quand elle lui lança son cahier à la figure et se hissa dans l'arbre. Graham lâcha un juron et rebroussa chemin vers le manoir.

 

C'est alors qu'elle se sentit un peu coupable. Pourquoi y avait-il tant de colère entre eux ? À 12 ans, elle prit conscience tout à coup que Graham était l'être qui lui était le plus proche, depuis que leur mère était morte. Leur père qui avait toujours été distant était devenu de plus en plus austère et lointain, après la mort de sa femme.

 

Du haut de son arbre, Violet se résolut à faire un premier pas de réconciliation vers son frère.

Copyright texte: Roselyne Crohin

Illustration: La soeur et son frère, toile signée Dehodencq, 19e s.

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