Le petit carnet noir, par Roselyne Crohin
Piste d'écriture : Raconter le rapport d'un personnage à un objet qu'il emporte partout avec lui et qu'il a peur de perdre (à partir d'un texte tiré de « Magnifica » de Maria Rosaria Valentini).
À tout juste 18 ans, Birte n'en est pas à son premier voyage à l'étranger sans ses parents. Tout au long de sa scolarité, elle a multiplié les échanges linguistiques. En Finlande, dès 12 ans, puis au Danemark, en France et même en Argentine. Aujourd'hui, elle parle couramment l'anglais, le français et l'espagnol en plus de sa langue maternelle qui est l'allemand.
Mais cette fois, elle voyage seule, sac au dos, pour cinq à six semaines. Seule, c'est sans compter avec un compagnon auquel elle tient plus qu'à tout : un petit carnet de moleskine noir, fermé par un élastique, où chaque jour elle fait le récit de son voyage, agrémenté de quelques dessins rapidement croqués. C'est Johannes, son petit copain qui le lui a offert au moment de son départ. Elle avait prévu de faire son journal en ligne sur « Polarsteps », comme la plupart de ses amis. Mais dès qu'elle a eu dans ses mains ce petit carnet, elle lui a donné la préférence. Une couverture noire, douce au toucher, un papier de qualité, au grammage idéal pour y faire courir son feutre, mais aussi pour dessiner, ce qu'elle adore faire. Grâce à l'élastique, tous ses petits secrets sont bien à l'abri, jusqu'à ce qu'elle veuille bien dévoiler quelques passages qu'elle aura spécialement sélectionnés au préalable.
À l'heure où tout le monde raconte sa vie, dans les moindres détails, à la terre entière, elle fait exception. Pas de réseaux sociaux pour elle sauf, pour rassurer ses proches tous les deux ou trois jours, de courts messages WhatsApp. Mais pour le reste, son journal n'est qu'à elle, rien qu'à elle.
Mais voilà, le petit carnet est facétieux, à moins que ce ne soit Birte qui soit un peu étourdie. La première fois qu'elle l'a égaré, c’était à Colmar. Sur le quai de la gare, alors que le train avait du retard, elle a voulu le sortir pour prendre quelques notes. Mais le carnet n'était pas dans la poche habituelle de son sac à dos, pas plus dans son sac de couchage, qu'elle a déroulé sur un banc de la gare. Affolée par cette perte, elle a essayé de se rappeler quand elle avait écrit dedans pour la dernière fois. Pas de doute, c'était la veille au soir avant de s'endormir. Vite, elle est retournée à l'auberge de jeunesse et heureusement, elle a pu remettre la main dessus. Mais son train est parti sans elle ! Un peu plus tard, à Paris, elle allait l'abandonner sur un banc, car, trop occupée à prendre des photos, elle avait oublié qu'elle l'avait sorti. Par chance, une vieille dame l'a hélée pour le lui signaler.
Quand j'ai hébergé Birte chez moi, pour une seule nuit, j'ai bien sympathisé avec cette jeune fille, spontanée, vive et familière. Avec elle, la conversation a tout de suite été très facile. Elle m'a raconté son voyage et ses projets et s'est aussi intéressée à ce que je faisais. Au moment de partir, elle m'a confié qu'elle voulait faire du stop jusqu’à Avignon. Je lui ai répondu que c'était une très mauvaise idée, que le stop, ça ne marchait plus comme il y a vingt ou trente ans, qu'il y avait beaucoup de risques et qu'elle n'était pas sûre d'arriver le soir-même, alors qu'un autre hébergeur l'attendait. Je me suis empressée de lui trouver un train sur l'appli SNCF et je pensais la convaincre sans problème en lui signalant un trajet en milieu d'après-midi pour seulement 9 €. Moi-même, je n'aurais pas parié pour un billet aussi bon marché. Mais j'ai bien vu à sa tête que je contrariais ses plans. Sans trop prêter attention à ma proposition, elle continuait à pianoter sur son téléphone. Finalement, elle m'a annoncé, victorieuse, qu'elle avait trouvé une place sur Blablacar pour 6 €. Comme le rendez-vous était à l'autre bout de la ville, il fallait rajouter le prix du billet de tram, soit environ 8 € au lieu de 9 pour le train. Au final, un trajet plus long, pour un prix équivalent et qui mordait amplement sur le temps qu'elle avait prévu de consacrer à la visite de la ville. Mais visiblement, elle y tenait !
Cet incident avait créé un peu d'animosité entre nous et je le regrettais, mais rien de grave, on garderait malgré tout de bons souvenirs des moments passés ensemble. Seulement, voilà que, environ une heure après son départ, je découvre sur l'étagère de la salle de bains un petit carnet noir à couverture de moleskine qui m'est familier puisque j'en ai beaucoup utilisés au cours de mes voyages. Mais ce petit carnet n'est pas à moi, évidemment. Je l'ouvre et je découvre, comme je m'y attendais, qu'il est écrit en allemand. Heureusement, Birte n'a pas encore quitté Montpellier et je peux encore la joindre par WhatsApp. On convient d'un rendez-vous. C'est alors qu'elle m'a confié l'histoire de ce précieux carnet... et qu'elle a failli manquer son covoiturage.
Depuis son arrivée à Avignon, d'où elle m'a envoyé un selfie, je n'ai pas eu d'autre nouvelle de Birte. Je suppose qu'elle a bien dû égarer encore une fois ou deux son précieux carnet, mais qu'elle l'aura, comme chaque fois, retrouvé.
Je me plais aussi à imaginer que dans quelques années, elle reprendra ses notes et ses dessins et qu'elle en fera un récit plein de vivacité et d'humour, débarrassé de la gangue de maladresses et de banalités que l'on peut écrire, dans un premier jet, quand on écrit au jour le jour.
Photo de Valkyrie Pierce sur Unsplash