Eblouie, encore? par Christine Maillard

Piste d'écriture: un logorallye. Il s'agissait de répondre à un concours organisé par Kobo, écrire un court texte par jour, pendant 21 jours. Les mots imposés figurent en gras dans le texte. L'histoire se déclinera en 3 épisodes.

PREMIÈRE SEMAINE

Pourquoi lui avoir donné rendez-vous au gîte de Lanvénou ? Une ferme au milieu de nulle part. Des champs, des bocages. Elle est venue depuis Paris en train et en bus. Plus de huit heures de trajet. Les paysages ont défilé à la vitesse de ses pensées. Elle ne se souvient de rien. Incapable de ressentir quoi que ce soit. Pourquoi ce lieu ? Lui qui déteste la campagne. Elle observe l’horizon. Elle attend. Elle ne reconnaît pas la Bretagne. Aucun paysage de granit. Aucune plage. Même la pluie a déserté. Le soleil déploie ses rayons qui la chauffent, la caressent, l’amollissent. Elle regarde le gîte et se demande quelle maison les accueillera ? Elle s’en moque. Elle aimerait partir. C’est alors qu’elle l’aperçoit.

Le film l’avait bouleversée. Cette profusion de tendresse l’avait emplie de gratitude envers la vie en même temps que l’histoire l’avait transportée en pleine horreur. Certains critiques avaient reproché le ton léger adopté par le réalisateur pour traiter de la Shoah. C’est un film sur l’amour, force primordiale capable de tuer les monstres, contesterait-elle.
Elle s’était identifiée à cette femme surprise par l’entrée de son prétendant : monté sur un cheval couvert d’injures antisémites, il venait livrer un message fervent à sa dulcinée. « Une vraie cavalcade, songea-t-elle, un hymne au triomphe de l’amour. » L’intensité des émotions la traversait encore.  Elle savait sa réalité et ne connaissait pas encore sa quête.

Roman se réveilla sous les coups de langue rugueuse de Bibi. Agacé, il ouvrit les yeux et fut encore une fois attendri par le regard de la jeune chatte. Il rejoignit la chambre de Dylé qui invita Bibi à monter sur son lit. Elle colla sa tête dans le cou du garçon en ronronnant.
Les deux frères descendirent les marches en se tatouillant gaiement. Leur mère était fraîchement levée. Les deux complices se regardèrent. Tu veux qu’on te fasse un café, maman ? - Vous êtes des amours ! - T’as de la chance d’avoir des fils comme nous… - Tu serais la plus gentille des mères si tu acceptais qu’on aille au Mac Do. - Je vous vois venir, satanés gamins. - Maman, sois tranquille. Tu peux même rester à la maison. - Les garçons, ne commencez pas à m’emberlificoter !

Elle avait cédé. Ses fils l’émouvaient tellement qu’ils parvenaient toujours à la convaincre. Depuis qu’elle était séparée de leur père, elle veillait davantage sur eux, attentive aux moindres signes de tristesse ou d’agressivité de leur part.
Elle avait retrouvé le chemin de la vie. Elle ne ressentait plus cet état de langueur qui l’avait érodée lentement, comme la rouille avait rongé son miroir, altérant son tain.
Elle était partie et acceptait ces nouvelles contraintes issues d’un choix dont elle devait honorer toutes les facettes. Elle avait recouvré une forme de liberté que ses responsabilités de mère ne diminuaient pas, bien qu’elles en retardaient l’accomplissement. Accompagner ses fils vers leur émancipation était sa priorité.

« J’en appelle à la lune, à tous les astres de l’univers ! Aidez-moi. Regardez comme je suis démunie. Parfois je me sens tellement perdue que je ne sais plus quel pied doit avancer le premier, quel mouvement de la tête doit être esquissé, dans quelle direction doit se plonger mon regard. Je touche mon corps qui me semble râpeux. Mon esprit explose en milliers de morceaux. Sensation d’être un piano désaccordé dont les touches se superposeraient les unes aux autres dans un sens que personne ne pourrait comprendre. Sensation de battre un vieux chaudron apte à ne produire que du bruit. 
Apportez-moi une réponse. Faites-moi un signe. J’aimerais tant conjurer ma peur et repartir le cœur léger. »

Les flocons dessinent un paysage d’hiver digne des contes de fées. Leur blancheur a une telle intensité que leurs yeux capitulent et clignent devant le fabuleux scintillement. Les tourterelles volètent lentement dans ce vertige immaculé. Elles paraissent enivrées et s’élancent ensemble dans une chorégraphie qu’elles semblent maîtriser, formant au diapason des cercles dans une rythmique toujours imprévisible. Les promeneurs semblent apaisés, à l’écoute des crissements de leurs pas dans la neige. Ils se saluent, parfois se sourient face à ce spectacle que la nature indulgente leur permet encore de vivre.

Ils s’étaient retrouvés tous les trois chez un traiteur libanais en face du lycée des garçons. Ils aimaient l’ambiance douillette du lieu. Et les falafels étaient délicieux. Elle savait que ses fils avaient été rudoyés non seulement par la séparation de leur couple, mais également par leur arrivée en seconde. Pourtant, ils ne laissaient rien paraître. Elle les regardait, voire les scrutait parfois le plus discrètement possible. Ils lui racontaient quelques bribes de leur vie d’adolescents sur un ton léger. Une pensée la traversa subrepticement. Telle une épiphanie lui murmurant « leur vie est ailleurs ». Elle frissonna et ressentit ce déchirement qu’elle connaissait déjà. Celui qui annonce le départ de ses enfants.

 

Copyright: Texte de Christine Maillard, Photo de Guzmán Barquín sur Unsplash

 

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