Valise pour une destination inconnue, par Roselyne Crohin

Piste d'écriture : Un départ précipité qui force à faire tenir toute sa vie dans une simple valise.

En ce mois de mars 1976, un air léger flotte sur la ville de Cordoba, en Argentine. Au loin, les sommets de la Cordillère scintillent de leur première neige et les forêts environnantes se teintent de couleurs dorées. Mais la ville est en effervescence. Une fois de plus, la jeunesse est dans la rue, réclamant plus d’égalité et de liberté. « El pueblo unido jamas sera vencido ». Le chant retentit dans les avenues pour dénoncer l'augmentation des prix et la misère ouvrière. Parmi les manifestants, Édith et Osvaldo: ils se sont rencontrés au sein de la cellule trotskiste de leur université. Depuis quelques semaines, ils ne vont plus en cours. Ils sont en lien avec leurs camarades chiliens, du moins avec ceux qui ont pu fuir à temps et qui se battent depuis leur lieu d'exil pour tenter de faire libérer les autres qui croupissent dans les geôles de Pinochet.

 

Et voilà que les nouvelles qui arrivent de la capitale sont mauvaises. On murmure qu'un coup d’État est en préparation. Les cellules des partis d'extrême gauche sont sur le pied de guerre. Si le gouvernement est renversé, les étudiants seront la première cible. Il faut se préparer à fuir. Depuis quelques jours, Édith et Osvaldo y pensent. Première étape : avoir un passeport valide. Deuxième étape : acheter un billet d'avion open. Vers quelle destination ? Le frère d’Édith qui termine ses études de médecine aux USA peut accueillir sa sœur pour quelque temps. Mais il n'a qu'un studio et les USA ne délivrent qu'un visa de tourisme limité à six mois.

 

Édith prépare sa valise pour pouvoir partir en urgence. Mais pour combien de temps ? Que faut-il emporter ? À quoi faut-il renoncer ? Bien sûr, il lui faut des habits et pour toutes les saisons. Aura-t-elle besoin de ses livres de cours aux USA ? Si elle reste quelques mois, il lui faudra travailler, renoncer à l'université, les frais sont bien trop élevés. Et les livres de ses auteurs préférés, Vargas Llosa, Garcia Marquez, Cortazar... Ça pèse lourd les livres ! Pas question de payer des suppléments de bagages. Pendant qu’elle remplit petit à petit sa valise, elle s'étonne de pouvoir faire tenir toute sa vie dans si peu d'espace. Osvaldo de son côté se contentera d'un sac à dos. Il veut pouvoir être très mobile et voyager éventuellement à moto, à travers la Cordillère, comme le Che, vingt ans auparavant.

 

Le mois de mars n'est pas terminé que le coup d’État annoncé éclate. L'armée occupe aussitôt les grandes villes. Les aéroports sont fermés. Il faut fuir par tous les moyens jusqu'aux frontières terrestres du pays. Celle de Bolivie est à près de 2 000 km. La seule solution est de monter dans le premier car à destination de La Paz. Ils sont pris d'assaut. Heureusement, au cours de ces premiers jours de désorganisation totale, l'armée ne s'occupe pas des passagers qui voyagent par la route. Les militaires n'ont pas encore les listes des militants rouges, mais il n'y a pas de temps à perdre. Pour Édith, le voyage durera plusieurs jours jusqu'à la capitale bolivienne.

 

Dans la panique de cette fuite vers l'inconnu, elle n'a pas trop le temps de penser à tout ce qu'elle quitte : ses parents, ses amis, les fêtes, les discussions passionnées pour refaire le monde, les bivouacs en montagne, le tango, les asados, les empanadas et le maté. Mais au long de ces interminables routes en lacet pour monter à l'assaut de la capitale la plus haute du monde, elle a le temps de ressentir l'immense vide qui s'ouvre devant elle. De quoi seront faits les prochains mois ? Combien de temps devra-t-elle passer loin de son pays, de sa ville ? Déjà trois ans que les Chiliens sont en exil. Une dictature, c'est long ! Elle s'inquiète aussi pour ceux de ses amis qui ne s'étaient pas préparés à fuir, car ils se sentaient moins menacés que les militants trotskistes ou léninistes. Mais les nouvelles sont mauvaises. L'armée s'en prend à la jeunesse en priorité.

 

De La Paz à New-York, puis de New-York à Chicago où elle est accueillie par une neige tardive qui a recouvert toute la ville. Avec son frère, qu'elle n'a pas vu depuis trois ans, elle a du mal à rétablir le contact. Il lui reproche à demi-mot son engagement politique. Pourquoi a-t-elle rejoint les trotskistes ? Si elle s'était contentée de suivre ses études, elle n'en serait pas là à fuir son pays. Très vite, Édith est convaincue qu'elle ne restera pas six mois auprès de ce frère si peu compréhensif. Elle pense à reprendre la route. Mais pour aller où ? Il lui faut aussi trouver le moyen de payer un nouveau billet d'avion.

 

Des heures de baby-sitting, complétées par de l'argent envoyé par ses parents, vont lui permettre de rejoindre Londres en charter. Londres, parce qu'Osvaldo a des amis là-bas qui pourront l'héberger quelque temps. Et surtout, à Londres, on trouve du travail très facilement et les Sud-Américains y sont bien accueillis. Quant à Osvaldo, il est encore bloqué en Bolivie où il attend d'avoir réuni suffisamment de dollars pour prendre lui aussi un charter pour l'Europe.

 

C'est maintenant l'été et c'est la canicule partout en Europe, mais à Londres elle est toute relative.  Et pour les Sud-Américains, cette chaleur est une bénédiction qui leur fait un peu oublier la dureté de l'exil. Édith ne gardera toutefois pas beaucoup de souvenirs de cette période où, comme l'oiseau sur la branche, elle ne savait pas encore où elle allait poser pour de bon son unique grosse valise. Vers la fin du mois d'août, Sylvia, sa sœur récemment mariée à un Hollandais, accouche d'une petite fille, Elena. Édith fait le voyage jusqu'à Delft et s'émerveille devant la petite frimousse tout autant que devant le charme de la ville flamande. Elle y reste quelque temps et apporte un soutien bien utile à sa sœur. Les retrouvailles sont plus chaleureuses qu'avec son frère. Vers la mi-septembre, elle a enfin des nouvelles d'Osvaldo. Il est à Paris. On ne sait pas trop comment, mais ils arrivent à se parler au téléphone. Osvaldo lui demande de le rejoindre : il a un plan pour un logement et il ne faut pas tarder, car la rentrée universitaire est pour bientôt.

 

Édith monte à bord d'un car de nuit – c'est plus économique – et débarque au petit matin Porte de la Chapelle où Osvaldo est venu l'attendre. L'été caniculaire est bien terminé. C'est par une journée d'automne grise et humide qu'elle découvre la Ville Lumière qu'elle a si souvent fantasmée à travers la littérature et le cinéma.

 

Avec quelques mots de français, il lui faut se débrouiller pour manger, s'inscrire à l'université, régulariser sa situation et trouver des petits boulots. Heureusement, même sans internet et sans téléphone, les réseaux fonctionnent bien entre les réfugiés politiques. Argentins, Chiliens, Brésiliens s'échangent les bons plans et les informations utiles. Les heures de baby-sitting et de ménage se trouvent facilement et les associations donnent des cours de français gratuits.

 

 

 

Deux ans plus tard, vers la fin de l'année 1978, je cherche une colocataire pour l'appartement où je viens d'emménager et c'est grâce à un ami d'ami que je fais la connaissance d’Édith et que nous décidons de cohabiter. Nos échanges restent assez limités au début, car elle est encore très affectée par sa séparation d'avec Osvaldo. Mais petit à petit, au fil de nos discussions, sa confiance grandit et je découvre son parcours mouvementé que je ne soupçonnais pas. Et que de chemin parcouru, en guère plus de deux ans pour non seulement maîtriser le français du quotidien, mais aussi suivre des études universitaires en sciences et avoir déjà obtenu une bourse de troisième cycle !

 

Une longue amitié commence qui me fera découvrir la littérature sud-américaine, Mercedes Sosa, les empanadas et le maté, Carlos Gardel et les tangos mélancoliques... et toute une communauté chaleureuse d'exilés d'Amérique du sud.

Copyright: texte, Roselyne Crohin. Photo de Nick Fewings sur Unsplash

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