Retour au couvent de la Visitation, par Bernard Delzons
Un extrait de « La cité des nuages et des oiseaux » d’Antony Doerr nous plonge dans la vie d’un couvent de Constantinople, où une petite fille abandonnée par sa mère, survit avec sa sœur sous le regard pas toujours bienveillant des nonnes. Cette histoire m’a rappelé un souvenir lointain des visites que nous faisions avec ma mère dans un couvent qui dominait la ville…
Jonas est un petit garçon de cinq ans. Il accompagne sa mère à la Visitation, un couvent tenu par des sœurs visitandines. Ils vont voir la tante Sophia, une cousine éloignée de son grand-père. Sa mère avait dit : « Elles sont presque auto-suffisantes ».
- C’est quoi, auto suffisante ?
- Elles n’ont pas besoin de faire des courses, elles ont des vaches qui leur donnent du lait, des volailles pour les œufs et des lapins pour la viande, le potager pour les légumes.
-Pourquoi tu dis presque ?
-Il y a quand même certaines choses qu’elles doivent acheter, aussi elles effectuent des travaux de couture et de broderie pour les familles bourgeoises de la ville, et avec cet argent, elles peuvent acheter des médicaments, des graines pour le jardin, du tissu et du fil pour leur travaux de couture.
-Et toi, tu les fais travailler ?
-Ta grand-mère leur a fait faire mon trousseau.
-C’est quoi un trousseau ?
-Bon, il faut qu’on y aille maintenant !
Jonas avait protesté quand sa mère lui a annoncé cette visite. Il a prétexté qu’il faisait chaud et que la côte qu’il fallait gravir pour accéder au couvent serait trop fatigante pour elle, avec cette chaleur. La femme avait souri, parfaitement consciente que c’était à lui plutôt qu’à elle qu’il voulait éviter l’effort de la promenade ; pourtant, elle le prit par la main et ensemble, ils entamèrent l’expédition vers ce lieu mystérieux. Un instant elle avait admiré l’imagination du petit garçon pour trouver une raison de ne pas y aller, à cinq ans ce n’est pas banal, pensa-t-elle.
Au début, Jonas a trainé un peu les pieds, mais vite il oublie, trop heureux d’être dehors et de découvrir ce monde qu’il ne connaît pas vraiment. Il aperçoit de loin madame Dumoins, une connaissance de sa mère qui lorsqu’elle vient à leur maison, les jours de pluie, enlève les bottines en caoutchouc qu’elle porte par-dessus ses chaussures. Il l’aime bien, car, quand elle le presse contre ses seins pour l’embrasser, il sent le délicieux parfums à la violette qu’elle porte toujours. Mais ce jour-là, c’est à lui d’intervenir, sa mère est distraite, elle est bien capable de croiser la dame sans la reconnaître. Alors, il secoue sa main et aussi discrètement que possible, il lui dit : « tu la connais, tu la connais… »
Ils sont maintenant au pied de la côte, ils longent le foirail, c’est mercredi, il y avait le marché, la plupart des gens sont déjà repartis, mais il reste quelques animaux, il remarque un âne, qui ressemble à celui d’Anna la gardienne de la maison de ses grands-parents. Ils s’arrêtent un moment devant l’étal d’un marchand d’oiseaux qui vend des perruches. L’homme a dit que c’étaient des perruches ondulées, aussitôt Jonas a demandé pourquoi elles sont ondulées. Sans laisser à l’homme le temps de répondre, sa mère le traine pour reprendre la route, il faut arriver avant quinze heures, après, elles n’ouvrent pas. Le garçonnet demande qui n’ouvre pas, sa mère répond, un peu énervée : « Mais les sœurs, voyons ».
Ils sont arrivés devant l’édifice, imposant. Sa mère le conduit dans la petite chapelle adjacente. Il aime beaucoup y aller, il y a un ange et quand on lui donne une pièce, il bouge la tête pour remercier. Sa mère le sait bien, elle lui tend un « franc » qu’il s’empresse de donner à l’ange qui le salue comme attendu.
Devant la porte du couvent, sa mère tire la chaîne qui secoue une cloche. On entend des pas, puis une petite fenêtre s’ouvre, on appelle ça un « judas ». Jonas aperçoit deux yeux, ce sont ceux de la sœur tourière, la seule qui a le droit de sortir à l’extérieure pour faire les achats dont elles ont besoin au couvent.
Elle ouvre la porte et les fait entrer dans une pièce aux murs nus, avec seulement un crucifix en guise de décoration. La sœur les laisse seuls, elle a seulement prononcé : « Je vais la prévenir ». Jonas sait qu’elle parle de la tante.
Au fond de la pièce, il y a une sorte de grille en bois et un rideau épais derrière. Bientôt une main le tire et ils découvrent alors la tante Sophia. On ne voit qu’une partie de son visage, le reste est protégé par un voile, mais on devine qu’elle est âgée à sa posture. On ne peut pas l’embrasser ni la toucher derrière sa grille. Elle dit : « Qu’il a grandi, qu’il ressemble à son père ! », puis les femmes échangent les nouvelles de la famille.
Jonas observe la pièce derrière la grille et le rideau, elle est sombre, il pense aussitôt qu’il doit y avoir des souris, d’ailleurs il croit en apercevoir une, derrière une chaise, mais un gros chat saute d’un rayonnage pour essayer de l’attraper. Maline, la petite se faufile par un petit trou et disparaît. Le chat grimpe sur un fauteuil en rotin, le regarde un moment avant de se rendormir.
La visite est terminée, ça ne dure jamais longtemps. La sœur tourière les raccompagne vers l’entrée. Elle explique à Jonas qu’il doit ouvrir un petit placard. A l’intérieur, il y a une tartelette avec des fraises, c’est pour lui. Le temps qu’il la mange, sa mère a le temps d’échanger quelques potins de la ville.
Jonas a maintenant sept ans, et on lui a dit qu’on irait à la messe dans la chapelle des sœurs. Comme on est un jeudi, il ne sait pas pourquoi. De plus, cette fois toute la famille sera là.
Quand ils arrivent, il y a déjà quelques personnes. Jonas cherche l’ange, mais, il ne le voit pas. Il tire la manche de sa mère et demande des explications. Pour toute réponse, elle souffle « chut ».
A ce moment, il découvre sur le coté de la chapelle une grille comme celle du parloir où ils allaient voir la tante. Il voit le rideau bouger et de l’autre côté, il distingue des sœurs agenouillées sur des « prie-Dieu », disposés autour d’une boite en bois. Son père lui souffle « C’est un cercueil, Tante Sophia est morte, on est venu lui dire au revoir ».
La boite est ouverte, on aperçoit un corps à l’intérieur, mais c’est trop loin, Jonas ne voit pas bien. La sœur tourière, qu’il reconnait, se tient devant un harmonium, elle attend un signal. Le prêtre, de leur côté dans la chapelle, récite une prière, puis il fait un geste, et la sœur se met à jouer un air à vous donner envie de pleurer ; ça tombe bien tout le monde pleure, alors deux autres nonnes se lèvent et ferment la boite. Sa mère lui serre fort la main.
Jonas réalise que si la tante est morte, il n’y aura plus de raison de monter à cette Visitation. Il n’y aura plus d’ange pour le saluer, il n’y aura plus de gâteau dans le petit placard… alors il se met à pleurer lui aussi.
A la fin des années soixante, les vocations se sont fortement réduites, les sœurs âgées qui restaient n’arrivaient plus à entretenir le couvent, leurs travaux de couture ne leur rapportaient plus autant, elles allaient devoir partir…
Lorsque les Visitandines ont quitté la ville, le couvent a été transformé en logements sociaux. Jonas, aujourd’hui sexagénaire, remonte le chemin, il veut se recueillir dans la petite chapelle. Il n’est pas religieux, mais il a besoin de se replonger dans ses souvenirs d’enfant.
Le foirail est devenu un parking. Il souffle maintenant, il a du mal surtout avec cette chaleur, n’aurait-il pas dû renoncer ? se demande-t-il. Il repense à ce jour où sa mère l’a tiré par le bras. Il sent les larmes monter. Il doit se ressaisir, surtout qu’il est presque arrivé.
Devant la porte de la chapelle, se tiennent une jeune femme et un garçonnet. Il les salue et s’apprête à entrer, quand il sent une petite main prendre la sienne. Ainsi accompagné, il pousse la porte, il fait sombre à l’intérieur. Le petit garçon l’entraîne sur la droite, et Jonas distingue l’ange de ses souvenirs. Le souffle coupé, il sort une pièce de sa poche et la tend au petit garçon. Celui la donne aussitôt à l’ange qui, en retour les salue. Alors l’enfant applaudit.
Emu, Jonas passe une main dans les cheveux du garçonnet, puis s’agenouille un instant sur le prie-Dieu pour penser au passé. Quand il se relève péniblement, son genou droit lui fait très mal. Il se demande comment il va redescendre en ville. Mais au moment où il sort de la chapelle, la jeune femme lui propose un verre de citronnade qu’il accepte volontiers. Il s’assoit sur le banc de pierre pour prendre un moment de repos avant la descente. Ils bavardent un moment.
Lorsque la jeune femme lui explique que sa tante était sœur tourière dans le couvent, il est surpris, les souvenirs affluent. Il lui raconte qu’il venait aussi enfant voire une tante religieuse. Aujourd’hui il est juste de passage, il doit reprendre un train dans la soirée. Avec gentillesse, la jeune femme lui propose de le ramener en voiture. Jonas hésite, mais parce que le petit garçon applaudit, il accepte – et croit voir un instant se dessiner la silhouette d’un autre garçonnet, lui-même, qui tout guilleret, tirait la main de sa maman pour descendre en sautillant sur la pente.
Copyright: Texte, Bernard Delzons.
Illustration: Perroquet vert au couvent des Visitandines de Nantes, Jean-Claude Rumeau, vers 1820, aquarelle gouachée, 12,5 × 15 cm