Le cœur net, par Bernard Delzons
J’ai imaginé une suite à l’extrait du roman de Chloé Delaume, « Le cœur Synthétique ,» racontant l’aménagement d’Adélaide dans un petit appartement du 20e arrondissement, après un divorce qui a mis son cœur en vrac…
Adélaïde déballe ses affaires et s’étonne que toute sa vie tienne dans si peu d’espace. Elle vient de poser un carton qu’elle vient de vider sur un autre, apparement fermé, quand un fort miaulement la fait sursauter. Elle l’avait oublié, celui-là ! C’était le chat de son « Ex », mais dans leur arrangement, ils avaient décidé qu’elle le garderait, parce qu’Elias était souvent absent. Elle n’avait pas vraiment réalisé tous les problèmes que l’animal pourrait lui amener !
C’était un magnifique chartreux, elle avait pensé que ce serait un faire valoir pour ses prochaines rencontres, mais sûrement pas imaginé que dans cet espace réduit, il s’aventurerait dans les étagères au milieu des ses livres précieux.
Elle a à peine soulevé son carton vide qu’« Ovide », c’est son nom, s’échappe du sien et saute sur la première bibliothèque venue, manquant de la faire tomber, et entraînant sur le sol la paire de « stilettos » qu’elle avait achetée pour sa première sortie de célibataire, pour compléter sa robe noire parsemée de fils d’or. Elle retient un grognement de désapprobation, s’approche du félin qui, flairant le danger, se réfugie dans la penderie.
Adélaïde, furieuse, se dit qu’elle va ramener l’intrus chez son ancien maître. Hélas, ce ne sera pas possible immédiatement, Élias vient de partir en Amérique du Sud pour, au moins, cinq semaines.
Un instant, elle se demande pourquoi elle a quitté cet homme qui n’était pas parfait, certes, mais tellement mieux que beaucoup d’autres qu’elle avait fréquentés pendant ces années. Elle regrette l’appartement sublime du dix-septième arrondissement, la petite terrasse, le piano sur lequel elle improvisait, mélangeant les mélodies du moment avec des airs plus classiques, la hauteur des plafonds et enfin la cuisine équipée, elle aussi, d’un piano digne d’un grand cuisinier. Elle sourit, se rappelant que dans ce domaine son tallent se limitait à faire cuire un œuf…C’est l’expression que sa grand-mère avait pris au pied de la lettre lors d’une dispute avec son frère, qui lui avait lancé « Et vas donc te faire cuire un œuf ! »
Mais, pianos ou non, leur mélodie s’était mise à sonner faux. Un temps, Adélaïde avait soupçonné Elias d’avoir une liaison avec une autre femme. Elle avait mené une petite enquête en vain, il semblait fidèle, malgré ses absences à répétition. Elle avait même envisagé qu’il la trompe avec un homme, il partait souvent avec un certain Fernand, un collègue universitaire, célibataire endurci. Mais là encore, à l’évidence, il n’y avait rien entre eux. Un soir, justement en attendant son retour, alors qu’elle caressait Ovide confortablement installé sur ses genoux, elle avait compris, c’était pourtant simple : ils n’avaient plus rien à se dire, même pas une petite querelle à se mettre sous la dent. Alors elle avait décidé d’engager une demande de divorce.
Elle se dirige vers le coin cuisine, sort le bol du chat du carton à vaisselle, y verse quelques croquettes et le dépose au sol, près de l’évier. Elle sent aussitôt la boule de poils se frotter à ses jambes. Elle se baisse pour le caresser. Il lui jette un regard vide avant de renifler son plat et de commencer à manger. Adélaïde se redresse et pousse un soupir devant le nombre de cartons qui restent à déballer.
On vient de sonner à la porte. Elle hésite à aller répondre, qui ose venir la déranger ? Elle n’a pas encore donné sa nouvelle adresse à ses amis. Finalement, elle va ouvrir ; Ovide, lui, est parti se cacher derrière un carton vide. Quand elle ouvre la porte, elle voit un très bel homme, noir, d’une trentaine d’années. Elle sent son cœur frémir, les picotements qu’elle avait, depuis des années, oubliés, réapparaissent au centuple. Elle se demande si elle ne va pas s’évanouir. L’homme lui lance un sourire désarmant avant d’ajouter. : « Bonjour M’dame, je suis votre livreur ‘Uber-Eat.’, j’apporte votre repas. » Il sort du sac toute une série de boites isothermes qu’il dépose sur la table.
Le cœur lui fait mal, comme à chaque fois, Adélaïde ne va quand même pas tomber amoureuse d’un livreur ? Elle cherche son sac à main du regard, l’aperçoit sur la troisième étagère « Billy », celle où elle a mélangé les livres de La Pléiade de son père et ses albums de Claire Bretécher. Le sac est en faux crocodile, elle l’avait acheté aux puces un dimanche matin, avec Elias. Elle contourne les cartons encore au sol, se dirige vers l’étagère, prend le sac, l’ouvre et sort un billet de dix euros qu’elle tend à l’homme.
Celui-ci la regarde, incrédule. Il vient de refermer son sac de livraison, il s’apprête à sortir. Avec un sourire, il lance : « Mais M’dame tout est payé, vous ne devez rien. » Adélaïde se sent stupide, avec son billet à la main. Son cœur lui fait de plus en plus mal, cette fois ce n’est plus une toile émeri qu’on lui passe, c’est un marteau qui la cogne. Elle sent qu’elle va tomber.
Effectivement elle tombe, mais elle tombe dans les bras du livreur, qui la rattrape au vol. Il l’installe sur une chaise, lui fait boire un verre d’eau, propose d’appeler un médecin. Elle arrive à prononcer : « Ce ne sera pas la peine. »
L’homme se dirige vers la porte d’entrée, l’ouvre mais, juste avant de sortir, il se retourne pour dire : « Moi c’est Victor, à votre service M’dame. » Elle a juste le temps de percevoir son sourire malicieux.
De nouveau seule, Adélaïde se remet peu à peu. Ovide saute sur ses genoux, elle le caresse sans penser à rien. Ne devient-elle pas folle, elle a quitté un homme bien et la voilà prête à tomber amoureuse du premier venu ? On lui a toujours dit qu’elle avait « un cœur d’artichaut ». Ne devrait-elle pas consulter ?
Elle se secoue en prenant conscience du travail qui reste à accomplir. Elle ouvre un nouveau carton. Elle y trouve des affaires qui ne lui appartiennent pas, ce doit être à Elias, des livres, certes, mais pas les siens. Elle en ouvre un au hasard, Joël Dicker, un Suisse, elle ne le connaît pas. Elle lit la quatrième de couverture, puis quelques pages, ce n’est pas son style. Elle s’apprête à le refermer quand elle sent sous ses doigts une carte postale. Celle-ci est signée « Veronica », c’est écrit en espagnol, elle ne le parle pas, mais là quand même c’est simple, elle lit à haute voix, comme si Ovide pouvait comprendre : « O mi amor, te gusta mucho ». Elle aperçoit une date : « 25 juin 2023 » C’est justement le jour où elle avait décidé de divorcer. Elle referme le livre, le remet dans le carton avec son marque-page dénonciateur, alors seulement elle gueule : « Salopard ». Puis elle éclate de rire.
Son cœur ne lui fait plus mal, elle va pouvoir refaire sa vie, soulagée et sans plus aucuns regrets. Cette fois, elle en a le cœur net. Alors elle repense à Victor, c’est certain, elle va bientôt se faire livrer de nouveaux repas !
Copyright: Bernard Delzons pour le texte. Illustration: Adélaïde vue par Claude Girard.