L'incendie, par Mahaut

Piste d'écriture: un thème, la danse, et une photo

            Voilà deux semaines que je suis parti. Ce matin du deux juillet, la caserne a appelé – un incendie s'était déclaré dans la forêt domaniale. Tous les pompiers devaient être sur le coup, du plus haut gradé au plus anonyme volontaire.

            Alors j'y suis allé.

            Avant même d'être face aux flammes, j'ai senti que cet incendie-là était différent. On repérait la fumée à des kilomètres. Nos camions fonçaient, toutes sirènes hurlantes, sur la départementale, et nous croisions d'autres automobilistes qui, garés sur le bas-côté, regardaient en direction de l'événement d'un air hébété.

            On s'échangeait des informations à la radio, d'abord confuses, puis on finit par cerner l'incendie : il semblait s'être déclaré en plein milieu de la forêt, et s'étalait dans toutes les directions, pour la dévorer jusqu'à la dernière feuille, jusqu'au dernier insecte.

            Une fois rassemblés à l'une des entrées du terrain domanial, on débattit, et on décida d'encercler le brasier, pour l'attaquer par tous les angles ; c'était une stratégie comme une autre, au point où nous en étions.

            Avant de se répartir tout autour de la forêt, les différents équipages prirent un instant pour se dire au revoir et se souhaiter bonne chance. Personne n'en parla, comme si c'était une superstition, mais on le voyait dans nos regards : chacun, en serrant la main d'un autre, se demandait s'il le reverrait.

            Le camion où je me trouvais avec mon groupe s'arrêta dans une clairière ; le feu était tout proche. La température de l'air était brusquement passée de "agréable chaleur d'un matin d'été" à "fournaise infernale" en quelques minutes. Juste avant d'abriter mon visage dans mon masque, j'eus le temps de sentir l'affreuse odeur de brûlé qui régnait là, pas le brûlé d'un pain trop cuit, pas celui d'une bougie poussiéreuse, non. Celui du vivant qui meurt, de la sève qui devient cendre. Des feuilles qui se recroquevillent et se racornissent, des fleurs qui semblent s'évaporer sur l'instant.

            Nous avancions dans la forêt, en file indienne, sentant sur nos épaules le lourd tuyau relié à la citerne du camion. Partout les animaux fuyaient, le poil roussi, la panique chevillée au corps.

            Je n'entendais que le ronflement assourdissant des flammes, les craquements des arbres et la lourde chute des branches à demi-calcinée dans l'humus. C'étaient les cris d'une forêt à l'agonie.

            Notre colonne finit par s'arrêter et je sentis la lance à eau sur mon épaule se raidir – une vaste vague finit par en jaillir, et notre combat commença.

 

            Deux semaines. Cela nous prit deux semaines pour en venir à bout, au prix de la moitié de la forêt, et de plusieurs vies. Un groupe de quatre pompiers écrasés par un arbre en feu, ou ce duo, père et fils, qui s'étaient retrouvés prisonniers des flammes et qu'on avait retrouvés dans les bras l'un de l'autre. La chaleur était telle à cet endroit de la fournaise que même leurs alliances avaient fondu. Comment annoncer cela à leurs femmes ?

            J'étais fourbu, hébété, désorienté, mais j'étais en vie. Contrairement à certaines autres, ma femme, ma chère Marie, allait me retrouver. Je l'avais appelée depuis la caserne pour lui dire que je rentrais. J'avais entendu les sanglots dans sa voix, laisser place à la joie.

 

            J'entrai tout doucement dans l'appartement et fis un pas dans le salon. En face de moi, la porte de la cuisine était ouverte.

            Marie me tournait le dos. Elle avait mis une casserole sur le feu, et la fumée qui s'en élevait embaumait la crème et la vanille – Marie concoctait mon dessert préféré. Elle fredonnait, battant distraitement le rythme du bout du pied, et le nœud de son tablier, au bas de son dos, tremblotait en cadence. Ses cheveux blond cendré rassemblés en un chignon lâche masquaient une partie de sa nuque ; le soleil y peignait de jolis reflets dorés.

            Qu'elle était belle, alors que moi, j'étais tout crasseux, avec mes godillots pleins de cendre et mon uniforme fossilisé dans la boue !

            Je m'approchai doucement ; Marie finit par m'entendre et se tourna vers moi. Pas besoin de mots ; juste les larmes dans ses yeux.

            C'était comme si je la redécouvrais, après une absence infinie. Mon corps n'avait pas oublié celui de Marie. Mon bras reprit sa place autour de ses hanches et le sien, autour de mes épaules ; nos mains libres se rejoignirent, comme elles l'avaient toujours fait et en même temps, comme si c'était la première fois. Nous étions là, joue contre joue, souffle contre souffle. Toutes ces fois où nous nous tenions ainsi me revinrent en mémoire, les lampions, la musique et la joie, le bal de notre rencontre, celui de la fête nationale, du mariage de son frère, …

            C'était cela, être vivant.

            Sans même y penser, j'oscillai des hanches, esquissai quelques pas ; et comme nous l'avions si souvent fait, nous nous mîmes à danser.

Mahaut – 2112232025

Photo de Adam Wilson sur Unsplash

Photo qui a créé l'impulsion du texte: Elliott Erwitt, Robert et Mary Frank, 1952.

 

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