Sur quelques notes de jazz, par Roselyne Crohin

Piste d'écriture : La danse dans tous ses états. Sur la photo « Dancing couple », d'Eliott Erwitt, 1952, Espagne, on a l'impression d'un cliché volé, pris par l'encadrement d'une porte. Dans une cuisine, un couple enlacé esquisse quelques pas de danse à côté d'une grosse pile d'assiettes à laver.

Premier tableau

Ils se sont réfugiés dans la cuisine, alors que les convives sont encore attablés devant les desserts et le café. Ils sont jeunes. On les devine beaux. On est à la fin des années cinquante ou au début des années soixante. Le couple danse un slow langoureux. On imagine la voix rauque et puissante d'un chanteur de blues.

Ces deux-là se sont éclipsés sous l'excuse d'aller faire la vaisselle. Une dizaine d'assiettes sont empilées sur la paillasse. Elles attendront la fin du slow. De l'autre côté, dans la salle à manger, résonnent les éclats de rire provoqués par les blagues douteuses qu'on égrène à la fin des repas bien arrosés. Jane et Bob sont amoureux. Ils viennent d'annoncer leurs fiançailles à la famille. Mais Bob vient aussi de recevoir ses papiers militaires. Il va partir le mois prochain, d'abord à Chicago, à 500 km de chez lui et puis... s'il n'a pas de chance, on l'enverra sur le front du Viet-Nam. Il susurre à l'oreille de Jane de ne pas s'inquiéter. Le temps va passer vite. Et surtout, il va trouver une combine pour se faire réformer au bout de quelques mois. Il ne sait pas encore comment, mais il va trouver. En attendant, il faut profiter de tous ces instants précieux passés ensemble.

Deuxième tableau

On reste dans les années soixante aux États-Unis, mais cette fois-ci, le couple est d'âge mûr. Elle, la quarantaine bien entamée, est une femme mariée, mère de deux grands ados. Lui, la petite cinquantaine est un célibataire endurci, un baroudeur, toujours sur les routes de l'Amérique profonde. Ils se sont rencontrés par hasard, il y a tout juste trois jours. Un salut, un sourire échangés et le courant est passé entre ces deux-là. Comme il a continué à rôder autour de ce même pont qu'elle emprunte tous les jours pour aller au bourg, ils ont échangé, dès la deuxième fois, un peu plus qu'un salut et un sourire et la troisième fois, c'est elle – quelle audace ! - qui lui a proposé de venir dîner chez elle. Son mari et ses enfants sont partis pour une semaine  dans l’état voisin, rendre visite à des cousins et faire un peu de tourisme. Elle n'en dit rien à son invité qui ignore à ce stade s'il passera une soirée en famille ou en tête à tête.

Jane, ce soir-là, a mis les petits plats dans les grands. Elle a sorti sa belle vaisselle, débouché son vin le plus fin, disposé quelques bougies sur la table et tamisé tous les éclairages.

Ils se sont raconté leur vie. Lui, ses voyages à travers l’Amérique et aussi parfois au bout du monde, l'appareil photo en bandoulière et le trépied sur l'épaule. Et elle, sa vie calme et routinière dans ce petit bled paumé, auprès de son mari et des ses deux enfants qui grandissent.

L'exaltation des récits de voyage de Bob fait rayonner le visage de Jane. Elle n'a pas été aussi heureuse depuis des lustres. Comme elle aimerait le suivre sur les routes, l'aider à installer son matériel, trouver avec lui les meilleurs angles de vue. Cet après-midi déjà, il lui a dit qu'elle avait l’œil d'une photographe. Elle n'a jamais reçu de plus beau compliment, même lorsqu'elle était fiancée avec John et pourtant, ils s'aimaient follement à l'époque.

Elle se lève pour aller mettre sur la platine un disque de jazz : Sonny Rollins et prend la pile d’assiettes pour aller la porter à la cuisine. Il la suit, la prend par la taille et l'enlace avant d'esquisser quelques pas de danse. Elle se laisse faire et tendrement pose sa joue sur son épaule. Ils dansent amoureusement et s'imaginent une vie à deux, pleine d'aventures pour elle et pleine de tendresse et de douceur pour lui.

Quand l'aiguille de la platine arrive au bout du sillon, ils continuent encore longtemps, tendrement enlacés à danser et danser encore. Qui des deux reviendra à la réalité le premier ? Aucun n'ose prononcer le premier mot qui brisera le rêve.

Et c'est alors la sonnerie du téléphone qui retentit. Au bout du fil, la voix enjouée de ses deux grands qui racontent en même temps leur voyage et les nombreuses visites qu'ils ont faites. Ils ont tant à raconter qu'ils ne s'étonnent pas de ne guère entendre la voix de leur mère qui assure qu'ici tout va bien. Profitez-en bien. Embrassez Papa.

C'est seulement après avoir raccroché qu'elle se rend compte qu'elle n'a même pas demandé aux enfants de lui passer son mari. Elle regarde Bob et part d'un grand éclat de rire. Elle aurait pu tout aussi bien éclater en sanglots, tellement son émotion est forte.

Puis elle se ressaisit et dit qu'il est tard et qu'il est temps de se quitter, ce soir...

Troisième tableau

On est maintenant dans les années soixante-dix, à Paris. Un groupe d'amis, la trentaine ou à peine, sans enfants, vient de finir de dîner. Ils se connaissent tous depuis la fac et débutent dans la vie professionnelle. A cette époque, on refait le monde chaque soir. On se passionne pour la politique. On se dispute également beaucoup pour des idées. Les couples aussi se font et se défont. Tout à l'heure, c'est Michèle qui a éclaté en sanglots parce que son mec lui a mal parlé. Les autres ont essayé de recoller les morceaux, mais apparemment, le mal est fait. Il vaut mieux qu'ils se séparent. Quant à Jeanne et Robert, ils ont disparu dans la cuisine. Lors de ces soirées, il se passe autant de choses dans la cuisine qu'autour de la table. Pour le moment, ils sont seuls. Du salon, on entend quelques bruits de vaisselle, puis plus rien.

Au son de la musique qui leur parvient du salon, ils se sont rapprochés et invités mutuellement à danser en esquissant quelques pas l'un vers l'autre. Ils sont maintenant joue contre joue, tendrement enlacés sur les paroles sensuelles d'India Song :

Toi qui me parles d'elle

De son nom oublié

De son corps de mon corps

De cet amour-là

De cet amour mort

….

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