Piste d'écriture: comment faire parler les personnages?
Il s'agit d'une des dernières pistes d'écriture de l'année 22-23, je la donne pour exemple.
Nous nous appuierons sur deux extraits de la nouvelle « Se tailler, disait-il » de Benoit Fourchard, revue Brèves n° 116 (un texte que j'ai adoré, que je vous conseille! 5 euros la revue en PDF)
Se tailler, disait-il.
Un jour je me taillerai d’ici.
Au café de la Marine, on rigolait, gentiment, et à chaque fois on lui répondait, mais oui Daniel, c’est ça, on lui dira. Et lui, inlassablement : vous verrez les gars vous verrez, un jour je me taillerai d’ici. Puis il regardait Maryline, cherchant son acquiescement. Derrière son comptoir, la jeune femme souriait en coin, hochait la tête, posait une tasse devant lui, la poussait délicatement de son pouce et disait juste : tiens Daniel, ton café.
Dès lors qu’on veut faire entendre la voix de nos personnages, on se retrouve face à un choix : les détacher plus ou moins de la narration. Déjà, va-t-on les faire parler en style direct ? (à la première personne, au présent et futur, le plus souvent, et avec leur langage, comme dans la vie) : Un jour, je me taillerai d’ici.
Ou vais-je user du style indirect (à la 3ème personne, au passé, et quand on veut signifier le futur, au conditionnel) : Un jour, il se taillerait d’ici.
Si j’emploie le style direct, est-ce que je détache les paroles, clairement (tiret et à la ligne), moins clairement (deux points, guillemets, dans la continuité), ou pas du tout : dans la continuité, sans guillemets, parfois deux points, parfois non. C’est cette dernière option qu’a choisi l’auteur, et cela contribue au charme du texte. Mais le charme, l’originalité, ne suffisent pas à justifier ce choix. Le fait de peu détacher les paroles des personnages, dans ce texte, d’après moi souligne leur intimité, c’est un petit village, tout le monde se connait, les propos sont souvent toujours un peu les mêmes, attendus, et ils ne sont pas plus importants que les autres rituels (le café, les salutations) et moyens de communication (les gestes, les regards, les rires, silences, etc).
J’ai repris deux passages, avec des formes de mise en page différentes. Regardez quels effets cela donne.
Version 2:
– Un jour je me taillerai d’ici.
Au café de la Marine, on rigolait, gentiment, et à chaque fois on lui répondait : « Mais oui Daniel, c’est ça, on lui dira. » Et lui, inlassablement : « Vous verrez les gars vous verrez, un jour je me taillerai d’ici. » Puis il regardait Maryline, cherchant son acquiescement. Derrière son comptoir, la jeune femme souriait en coin, hochait la tête, posait une tasse devant lui, la poussait délicatement de son pouce et disait juste : « Tiens Daniel, ton café. »
version 3
– Un jour je me taillerai d’ici.
Au café de la Marine, on rigolait, gentiment, et à chaque fois on lui répondait :
– Mais oui Daniel, c’est ça, on lui dira.
Et lui, inlassablement :
– Vous verrez les gars vous verrez, un jour je me taillerai d’ici.
Puis il regardait Maryline, cherchant son acquiescement. Derrière son comptoir, la jeune femme souriait en coin, hochait la tête, posait une tasse devant lui, la poussait délicatement de son pouce et disait juste :
– Tiens Daniel, ton café. »
La troisième version fait ressortir davantage ces paroles comme un événement, arrivé à un moment précis, et qui va avoir un effet, même faible, mais qu’on peut noter, qui peut faire avancer l’intrigue ou modifier le personnage.
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Le moment est venu pour le protagoniste de se tailler. Auparavant...
Pour Daniel, le moment était venu de dévoiler son projet à Maryline.
Déjà, il lui avoua tout le bien qu’il pensait d’elle. Ce qu’elle savait déjà. Après quoi, il lui rappela qu’ils se connaissaient tout de même depuis la maternelle. Et qu’il était donc temps qu’elle sache une chose très importante : il ne partirait pas sans elle. Il avait tout prévu, même les réserves dans le placard de la cuisine, pour sa mère, afin qu’elle ne meure pas de faim. Il ouvrit son immuable sac à dos, en montra le contenu à Maryline, sandwichs, gourde cabossée, quelques habits. Puis il souligna qu’au port il connaissait quasiment tout le monde, et il était certain que quelqu’un accepterait de les emmener. Et il ajouta qu’il était heureux de lui dire tout ça aujourd’hui, et de pouvoir bientôt partager cette aventure avec elle. Il l’attendrait en fin d’après-midi sur le quai.
Et il avait donc fallu que Maryline use d’une grande pédagogie et précise deux ou trois choses à Daniel. Avec douceur. Avec doigté. En choisissant au mieux les mots.
Lui confirmer qu’elle l’aimait beaucoup, c’est vrai, beaucoup, mais que sa vie à elle, c’était ici, au café de la Marine, avec Loïc et ses trois enfants, qu’elle avait besoin d’eux autant qu’ils avaient besoin d’elle, qu’ils étaient attachés à cet endroit, son climat, ses odeurs, ses gens et ses habitudes, et que c’était comme ça et que personne n’y pourrait rien changer. Et d’abord tu voudrais aller où ? conclut-elle avec un sourire un poil ironique. En Amérique ?
Daniel était alors resté un long moment figé ; le regard fixe dans sa tasse.
Puis il s’était retourné, sans un mot, sans boire son café, laissant Maryline dans la perplexité et la salle du café dans un grand silence à peine ponctué du ricanement des mouettes à l’ouverture de la porte.
Comme l’auteur a choisi d’à peine détacher les propos (Un jour, je me taillerai d’ici est un « gimmick », une phrase presque automatique à laquelle plus personne ne prête attention), il a dû quand même, dans la scène d’aveu, trouver un moyen pour faire ressortir l’importance de ce qui est dit et signifié. Il l’a fait grâce à des verbes précis, avouer, rappeler, souligner, ajouter / user de pédagogie, préciser, confirmer, conclure. Dans le cas de Daniel, l’exposition de son sac et de son contenu est aussi importante que ce qu’il dit. Pour Maryline, la rupture arrive quand elle conclut, avec un sourire un poil ironique. Tout est dans la nuance, mais elle est essentielle.
Presque tout, dans cette scène qui va les séparer, est dit au style indirect, « lui confirmer qu’elle l’aimait beaucoup, c’est vrai, mais… » La seule phrase au style direct est : Et d’abord tu voudrais aller où ? conclut-elle avec un sourire un poil ironique. En Amérique ?
Et c’est presque brutal. Cela casse la connivence.
Pistes d’écriture :
- Pourquoi Daniel est-il ainsi ? Que va-t-il faire, ensuite ?
- Ecrire, ou réécrire, une scène avec des propos échangés entre les personnages, propos habituels et attendus, et soudain inhabituels et inattendus. Ou l’une des deux options seulement, si cela vous convient mieux. Quelle forme choisirez-vous ?