Le jour d'après, de Roselyne Crohin
Piste d'écriture: Se réveiller ailleurs dans une inquiétante étrangeté (comme au début du roman « La femme révélée » de Gaëlle Nohant).
Au réveil elle a oublié l'enchaînement des événements qui l'ont conduite dans cet immeuble en ruines. Un bruit incongru la tire du sommeil. Elle se tourne et découvre les gravats qui l'entourent. Elle se cogne contre l'angle acéré d'un morceau de mur. Sous la lumière blafarde qui l'enveloppe, elle distingue son sang qui s'écoule de cette éraflure. Comment est-elle parvenue jusqu'ici ?
Des pans de plafond suspendus au-dessus d'elle menacent de tomber. Le papier peint, mystérieusement préservé par endroits, réveille sa mémoire. Ces canards sauvages qui s'envolent parmi les roseaux lui rappellent un tableau familier. Où l'a-t-elle déjà vu ? Des images apaisantes au milieu de tous ces décombres, c'est inconcevable.
Elle creuse dans sa mémoire, mais ça ne revient pas. Précautionneusement, elle déplie une jambe puis l'autre et puis ses bras, vérifiant qu'ils sont entiers, qu'ils fonctionnent normalement. Elle se met debout et se dirige à tâtons vers la brèche d'où vient le jour. C'est l'heure pleine de mystère juste avant l'aube. Le silence pèse lourdement. Toute vie semble avoir disparu. Est-elle la dernière survivante ou déjà dans l'au-delà ?
Sa tête est lourde, très lourde. D'un lieu incertain lui parviennent soudain des cris d'oiseaux. Est-ce que ses sens la trompent ? Les canards du papier peint ne peuvent pas se mettre à crier ! Puis les cris se rapprochent. Ils lui rappellent les jacassements des mouettes. La mer n'est pas loin, remarque-t-elle.
Avançant toujours avec précaution, enjambant les gravats, contournant les plus gros obstacles, elle atteint la brèche béante où s'engouffre un courant d'air froid. S'appuyant avec prudence sur ses rebords anguleux, elle scrute avec angoisse à travers l'ouverture. Sa vue plonge sur une vision d'apocalypse : immeubles effondrés, murs enchevêtrés les uns sur les autres, tuiles et vitres brisées, poutres arrachées...
Elle laisse échapper un cri d'effroi et s'accroche fermement à son bout de mur pour ne pas s'écrouler elle-même devant tant d'horreur. Elle ferme les yeux, refuse de voir ce spectacle épouvantable et tente de se remémorer la suite des événements qui l'ont menée dans cet enfer.
Petit à petit, les souvenirs remontent en désordre : les explosions, les cris, les sirènes, les gens qui courent dans tous les sens, sa fuite, son cœur qui battait à tout rompre... et puis quand le vacarme s'était tu, sa recherche d'une cachette pour se mettre à l'abri. Avec qui était-elle juste avant l'alerte ? Impossible de s'en souvenir. Le choc a été tellement grand qu'il l'a rendue comme amnésique. Avec quelle force a-t-elle pu se sauver et se mettre à l'abri, si on peut appeler abri un immeuble qui à tout instant menace de s'écrouler comme la plupart des immeubles voisins ? Quel instinct de survie lui a-t-il permis de trouver ce refuge ? Mais maintenant, où aller ? Où trouver âme qui vive ?
Les yeux toujours fermés, elle cède à un vieux réflexe conditionné : elle tâte ses poches pour trouver son téléphone. Miracle, il est bien là, dans la poche arrière de son jean, comme toujours. Elle rouvre les yeux pour le consulter. Des dizaines de SMS et presque autant d'appels s'affichent. Elle n'est plus seule au monde. Des amis, sa famille ont cherché à la joindre... mais il n'y a plus de réseau. Elle peut lire les messages, mais ne peut pas y répondre. Malgré tout, cette connexion avec le monde lui permet de reprendre ses esprits.
Entre-temps, le petit jour a pointé, les mouettes se sont rapprochées et tournoient dans le ciel à grand renfort de cris, désagréables en temps normal, mais signe de vie aujourd'hui. Du regard, elle cherche un endroit moins inconfortable pour se poser et réfléchir calmement à ce qu'il faut faire pour se sortir de là et retrouver les siens... s'ils ont survécu à cette catastrophe.
Roselyne Crohin
Illustration : Pablo Picasso, Guernica, détail, Musée du Prado