Le jeu de l'espioronnage, par Carole Menahem-Lilin
Piste d'écriture: la curiosité
« Hey, qu’est-ce que tu vois ? – Arrête de tirer sur ma manche, je vais tomber ! – D’accord, d’accord, mais qu’est-ce que tu vois ? – Ben, pour l’instant, pas grand-chose. Ils survolent, je crois. – Oh là là ! C’est nul ! Laisse-moi la place. »
Pas question d’abandonner son tabouret. C’est le privilège de l’aînée.
« Arrête de trépigner, microbe ! Tu me déconcentres. – Je sais pas ce que ça veut dire, d’abord. – C’est comme tu fais, taper des pieds, sautiller sur place. – Beuh, tu joues la grande, celle qui connaît tous les mots du dicotionnaire. Mais tu sais pas regarder. Pour l’espioranage, j’suis la plus forte. Laisse-moi la place ! »
Fatiguée, Ombeline décolle son œil de celui de la porte d’entrée (ça s’appelle un œilleton, l’œil de la porte). Mais c’est fatiguant, d’œilleter par là. Il faut beaucoup se concentrer. Et puis, on est gêné par toutes ces lumières diffuses, dans la rue au-delà de la cour – les réverbères et leurs halos orange, les phares qui passent et laissent, entre les barreaux du portail, des traînées qui éblouissent.
Finalement, écarquiller, ça empêche de bien voir, se dit Ombeline avec une certaine tristesse. Pourquoi les choses ne sont-elles pas plus souvent comme elles devraient être – c’est-à-dire, le plus souvent, comme écrites dans les livres ?
Dans les livres, quand on décide de jouer au jeu de la curiosité, on aperçoit tout de suite quelque chose. Quand on cherche un trésor, on tombe dessus rapidement. C’est seulement après que les ennemis apparaissent, que les choses se corsent.
Dans la vraie vie, les ennemis apparaissent n’importe quand, sans prévenir et sans raisons valables. Et quand c’est pas l’ennemi, c’est l’ennui. Le problème est que la vraie vie, c’est pas logique.
Sabinette a recommencé à trépigner en tirant sur son pantalon de pyjama, et Ombeline a les yeux qui brûlent.
C’est vrai que Sabinette sera peut-être douée pour espionner. Faut bien être doué en quelque chose, non ? Elle décolle son œil, appose ses paumes à plat sur le bois verni, se décolle complètement (attention, vertige !), puis descend prudemment.
« D’accord, je te laisse espioranager. – On dit pas comme ça, d’abord ! tu te mocres ! C’est pas parce que je suis petite que t’as le droit de te moquarer de moi ! »
Ombeline pousse un gros soupir – un soupir d’ourse en peluche faite grande sœur, et par conséquent et presque par définition, excédée. Faudra bien surveiller la puce, quand elle sera juchée à son tour. Même une trépigneuse, ça peut tomber.
Voilà, c’est Sabinette qui est en vigie maintenant. Les résultats ne sont pas plus probants. Quelle idée elle a eue d’inventer ce jeu, et surtout d’y convier la râleuse ! Maintenant, soit Sabinette ne la lâchera plus avec ça, soit elle dira partout qu’elle nulle de grande sœur elle a…
Ça avait pourtant paru prometteur, ce jeu, quand il lui était venu en tête cet hiver.
Depuis toujours, enfin d’aussi loin qu’elle peut se souvenir, Ombeline est persuadée qu’elles ont un frère caché quelque part. Demi ou entier, le frère, ça n’a pas grande importance, l’important serait qu’il apparaisse. Un jour. Ou plutôt, une nuit. Un crépuscule, à la rigueur. Bref, un moment où, tout le monde étant occupé ou en train de dormir, elle serait la première à le deviner, le reconnaitre, l’accueillir.
Cela fait donc quelques mois qu’elle guette, dès qu’elle peut, depuis la soupente dans le grenier, ou par l’œilleton de la porte d’entrée, surélevée par rapport à la rue.
Jusqu’alors, Sabinette ne l’avait jamais surprise à épier. Mais tout à l’heure, la petite s’est réveillée en hurlant-pleurant. Ce n’est pas la première fois qu’elle fait des cauchemars, mais c’était devenu rare. En plus, comme par hasard, ce soir les parents n’étaient pas là pour la calmer, a découvert Ombeline en allant frappant à la porte de leur chambre.
Mes chéries, on a dû s’absenter en urgence, était-il écrit sur un mot fiché bien visiblement sur l’oreiller. Si vous vous réveillez, ne vous affolez pas, et surtout soyez sages. Signé Maman.
Ne vous affolez pas ! Elle en a de bonnes, maman. Ça ne se fait tout simplement pas de laisser deux fillettes seules dans un pavillon ! Tout peut arriver.
Sous la signature, était griffonné un numéro de téléphone, mais le nom de la personne à qui il correspondait était illisible. En cas de problème, était-il indiqué. Mais à la pendule de la cuisine, il était une heure du matin, et l’idée de réveiller un inconnu en pleine nuit faisait battre le cœur d’Ombeline presque autant que l’idée d’affronter les sanglots de Sabinette. En plus, rien ne disait qu’elle parviendrait à composer correctement les chiffres sur le cadran. C’était lourd, pas pratique, mal éclairé, et avec la trépignette accrochée à sa manche… Ce serait un inconnu encore plus inconnu qu’elle réveillerait en sursaut, si ça se trouve. Et bien cap’, si ça se trouve, comprenant que les deux choupinettes se trouvaient toutes seules, de venir les… les… Ombeline a préféré ne pas imaginer plus avant. Elle a paré au plus pressé.
« C’est pas grave, Sabinette. Ils vont bientôt rentrer. – Mais, pourquoi ils sont partis, d’abord ? »
Ah, ce « d’abord ». Pour la microbe, les choses doivent toujours être rangées dans l’ordre – c’est-à-dire autour d’elle, Sabinette, d’abord. « Les femmes et Sabinette d’abord ! » devrait s’écrier le commandant d’un paquebot ayant la petite sœur à son bord, en cas de naufrage.
« Hein, pourquoi ils sont parcris ? »
Bonne question. Qu’est-ce qui peut bien justifier l’absence de deux parents en pleine nuit de banlieue pavillonnaire des années 70 ? Un naufrage ? Quand même pas. En plus, en cas d’accident, elles auraient entendu le téléphone sonner. Or, Ombeline avait depuis longtemps achevé son guet et dormait de son sommeil habituel, c’est-à-dire bien profond, quand le cauchemar de Sabinette les avait réveillées toutes les deux.
« C’est… ce sont des extra-terrestres ! Ils ont atterri là, dans le jardin, et… - Tu te mocres de moi ! C’est pas gentil. » La voix de Sabinette se rapprochait dangereusement de la sirène d’alarme, et Ombeline s’était empressée de demander : – Pourquoi tu dis que je me moque ? – Parce que s’ils étaient dans le jardin de derrière, on les verrait ! – Dans la cour de devant, alors. – Dans la cour aussiiii ! – Euh… – Ben, ça clignote de partout, les souscoupes célestes. Tout le monde sait ça ! »
Ombeline avait failli éclater de rire. Sa petite sœur marchait et même, courait ! Au moins, elle ne pleurait plus.
« T’as raison, choupinette. C’est… c’est parce qu’ils ont déjà redécolé. – Mais, mais pour… pourcroi ils ont emporté papa-maman ? – Pour qu’ils les aident à guérir… - guérir Qui ? Le roi ? – Le prince, je crois. Tu sais, le Petit prince. – Celui du Renard ? – Voi… voilà. – En vrai, tu sais pas. Moi, je crois que c’est la fusée de Tintin. – Si tu veux, Sabinette. »
Tout pour qu’elle se calme. D’ailleurs, c’est bizarre, mais ça l’a calmée elle aussi.
« Bon alors, qu’est-ce que tu vois, microbe ? – Ey, te mocre pas de moi, si je te dis. – Je me moquerai pas. Promis. – Je vois… des lumières. Beaucoup de lumières, qui ont l’air de tour… tournicotons. Tu sais ? – Tournocoter, tournicota. Je vois. – Ah, mais tu vas pas faire le truc du Bonne nuit les petits, et m’envoyer au dodo !
Sabinette a pris le ton grave du marchand de sable dans leur ex-émission préférée – elles sont trop grandes maintenant pour Nicolas et Pimprenelle et ce rasoir de marchand de sable. Mais cette nuit, ça les rassure, et Ombeline rit de bon cœur.
« Donc, ça tournicote. – Voilà. – Et quoi d’autre ? – Ben… ça ressemble vraiment à une soussecoupe, tu vois. – Une soussecoupe ? – Ben, suspendue et qui se pose. Faut tout t’expliquer, à toi. »
Ombeline sourit plus fort. Sa petite sœur devient très intéressante. Pour une fois que c’est à elle qu’on raconte l’histoire, elle apprécie.
Le problème, était que la soussecoupe n’était vraiment pas décidée. Elles ont fini par quitter le tabouret et aller se faire un chocolat dans la cuisine. Ombeline n’a pas osé mettre le gaz en route, alors c’était moyen, froid et mal remué, mais ça les a quand même rassurées, et elles se sont endormies toutes les deux, la tête sur la table.
C’est là que les parents les ont trouvées, et ils les ont portées toutes les deux dans leur chambre. Enfin, le papa les a portées. La mère, elle, ne pouvait pas trop bouger. Juste aller s’étendre sur le canapé du salon, toute pâle sous les couvertures dont son mari l’a enveloppée.
Au matin, Ombeline a été réveillée par le grondement de la voiture, dans le ventre de la maison. Papa partait travailler. Tout de même, ils auraient pu leur expliquer !
Elle est descendue, a trouvé maman, un peu pâle, assise à la table de la cuisine. Ah bon, elle au moins était restée, pour attendre la dame de ménage qui les ferait déjeuner avant l’école et qui n’était pas encore arrivée, ou pour leur expliquer ?
Ombeline est entrée dans la cuisine avec un élan de colère. Mais avant de pouvoir poser la moindre question, elle a vu les larmes sur le visage de maman. Sa maman si forte, d’habitude.
Alors elle est allée vers elle doucement. Elle lui a pris la main. Maman a voulu expliquer mais, quand elle a ouvert la bouche, ses lèvres ont tremblé.
« J’ai compris, maman, tu sais. Mais on dira pas à Sabinette que les extra-terrestres, ils avaient encore ramené le mauvais petit prince… Non, on lui dira pas que celui-là non plus, il a pas supporté l’atmosphère terrestre. Elle est encore trop petite, tu sais. On lui dira… qu’il était pas encore prêt… Non, ça ne va pas. On lui dira, je sais pas, que les extra-terrestres ils voulaient juste parler avec vous, pour vérifier qu’ils pouvaient vous le confier. Ils ont survolé la maison pour nous voir aussi, et puis… ils sont repartis. »
La mère ouvre des yeux grands comme des soucoupes, puis attire sa fille contre elle.
On entend des petits pieds nus trépigner sur les marches de l’escalier. Presqu’aussitôt une boule d’énergie se précipite vers elles, et grimpe sur les genoux maternels.
« Maman, maman ! on a inventé un nouveau jeu ! L’espioranage! Celui-là, il est super, et Ombeline, elle veut bien que je joue avec elle. Hein, Ombeline ? »
Ombeline pousse un soupir résigné, un lourd soupir d’ourse en peluche faite grande sœur.
Et puis elle dit : « Bon, maman, faudrait que tu m’apprennes à me servir des allumettes. Qui veut du chocolat chaud ? »