Chacun à son pas, par Bernard Delzons
Des photos de danseurs dans des situations diverses, comme point de départ à mon imagination, pour cette danse à doigts et pattes mêlés…
Félicien Marteau est un petit garçon qui n’a pas encore sept ans. C’est un grand jour pour lui ; on avait demandé à sa mère s’il pouvait être le garçon d’honneur pour accompagner la petite sœur de la mariée. Il n’avait aucun lien de parenté avec cette famille, mais les deux mères étaient amies de longue date.
Pour l’occasion on l’avait amené chez une culottière qui lui avait confectionné un joli pantalon, pendant que sa mère lui avait fabriqué un spencer assorti, du meilleur effet.
Les cérémonies étaient terminées depuis longtemps, le vin d’honneur s’était trop éternisé à son goût, puis il y avait eu le repas qui s’était terminé par une magnifique pièce montée. Maintenant tout le monde était rassemblé dans un des salons de l’hôtel, une musique douce remplissait la pièce et quelques couples tournicotaient au milieu de la piste.
Avec sa petite camarade, Félicien était assis sous une table couverte d’une nappe blanche où de multiples choses étaient installées, des boissons, des amuse-gueules, des bouquets de glaïeuls blancs et des compositions de roses rouges, roses et jaunes. Depuis leur cachette les deux enfants observaient ce qui se passait sous leurs yeux. En réalité ils ne voyaient que des pieds, des morceaux de jambes ou de robes. Ils essayaient de deviner à qui ils appartenaient et en riant, ils imaginaient les couples qui virevoltaient au-dessus d’eux ; quand ça leur plaisait ils mimaient des applaudissements pour ne pas se faire repérer, dans le cas contraire, ils faisaient des grimaces. Ce fut bien le cas quand la mariée entama une polka avec son homme que la petite fille n’aimait pas du tout. Un peu plus tard, Félicien lui avait pris la main et tous les deux s’étaient extirpés de leur cachette et au milieu des grands, ils avaient commencé à faire un pas de danse qu’ils avaient baptisé : leur valse…
Il y eut ensuite, une ou deux années plus tard, une surprise-partie pour les grands de la famille. On avait permis à Félicien de veiller un peu. Il gardait un souvenir ému de l’invitation à danser d’une jeune femme amie de la tribu familiale.
Il y avait eu ces après-midis dansantes chez une famille irlandaise, l’année de ses seize ans. Il fallait tout apprendre, l’anglais, l’art du flirt, la gestion de la concurrence, un peu comme dans le film « A nous les petites anglaises ». Mais pas tout à fait quand même, ça se passait dans l’Irlande des années soixante, encore très puritaine et catholique !
Aujourd’hui, Félicien a une vingtaine d’années, il est dans une boite de nuit, il se sent écrasé par le bruit et la fumée. Vêtu d’un jean et d’un polo vert olive, avec sa vodka orange à la main il regarde les danseurs évoluer sur la piste. Il se demande bien ce qui l’a poussé à venir dans ce lieu où il ne se sent pas à l’aise.
Il ne l’avait pas vu arriver, sinon il aurait certainement fui. Quand il la découvrit, il était trop tard. C’était une jeune femme plutôt jolie mais mal habillée, avec une robe qu’il aurait jugée démodée si on l’avait questionné, et des cheveux ramassés dans un serre-tête. La jeune personne lui demanda s’il voulait danser. Il n’osa pas refuser.
Il se savait mauvais danseur et il espérait que la demoiselle l’abandonnerait rapidement en se rendant compte de son incompétence, mais non, il y eut une deuxième danse, puis une troisième, puis… heureusement la musique s’arrêta enfin, et il en profita pour s’éclipser.
Quelques semaines plus tard, il se rendit dans une autre boite, en espérant qu’il ne retomberait pas sur la même personne. Installé à côté du bar, il vit un jeune homme s’approcher de lui. Quand l’inconnu engagea la conversation, Félicien rougit malgré lui, offusqué par son attitude mais en même temps attiré. Le jeune dragueur était plutôt beau garçon et il sentait si bon le vétiver. Félicien prétexta qu’il devait retrouver quelqu’un pour s’enfuir. Il allait quitter l’endroit quand il tomba nez à nez avec la jeune femme rencontrée quelques semaines avant. Alors ils dansèrent encore et encore, sous le regard narquois de l’homme du bar.
Félicien a loué un chalet à la montagne pour les vacances de Noël. Il est ce qu’on appelle un septuagénaire. Il a invité quelques amis pour passer les fêtes. Mais avant cela, il aura le temps de finir le chapitre final de son dernier livre : « Pas de danse » il est assez fier de son titre. Chacun interprétera le « Pas » comme il le souhaite.
Il porte un de ces gros pulls de Noël sur un pantalon de velours marron. Il allume le feu dans la cheminée, il s’assoit devant avec le whisky qu’il s’est servi et là, bercé par les chants que diffusent la radio, il se met à rêver. Il repense à ce mariage où il était garçon d’honneur, puis à ses premiers pas en discothèque. Il sourit en y repensant. Il était devenu ami avec la jeune femme, elle avait compris qu’elle ne l’intéressait pas sensuellement. Assez seuls l’un et l’autre, ils avaient partagé des séances de cinéma, puis des diners, des balades et des voyages. Elle lui avait enfin appris à danser le foxtrot, la rumba et bien d’autres pas, sans jamais se plaindre quand il lui marchait sur les pieds. Encore aujourd’hui ils se racontent leurs secrets d’alcôve. Il l’avait baptisé « Milady ». Elle sera là avec un couple de garçons et deux sœurs qu’ils avaient connus pendant une virée au Kerala.
Félicien est toujours célibataire. Il avait eu quelques aventures, mais rien de stable et durable. Il fronce les sourcils et rectifie dans sa tête : « beaucoup d’aventures ». Finalement, c’est avec ses chats qu’il s’était toujours senti le mieux. Il y avait eu Vétiver, Salsa, Tango… Lui seul savait pourquoi il les avait appelés ainsi, « Vétiver quand même, ce n’était pas sérieux ! » pensa-t-il. C’était venu comme ça à l’époque, il n’avait pas cherché à comprendre d’où avait surgi cette idée saugrenue. Il lui avait fallu plusieurs séances d’analyse pour réaliser. Il se souvint que le psychanalyste lui avait demandé malicieusement pourquoi il rougissait !
Un miaulement le fait sortir de sa torpeur. Par terre, un beau chartreux gris bleu aux yeux d’or, le regarde avec gourmandise. Il lui fait signe de la main, lui indiquant ainsi qu’il peut grimper sur ses genoux. Lui, c’est Béjart. Il lui avait donné ce nom après avoir assisté à un ballet du maître sur la musique de « Queen ».
Le ronronnement, mélangé à la musique douce, lui servant de berceuse, il s’endort profondément. Un crépitement dans la cheminée le réveille brusquement. Dans son sommeil, il vient de revivre un autre moment de ses aventures. Il se lève, remet de l’ordre dans l’âtre. Puis il allume son ordinateur. Avec ce rêve, il a trouvé le dernier chapitre de son livre. Il racontera comment il était tombé amoureux, en dansant dans un Bal des pompiers du quatorze juillet. « C’était quand ? » se demanda-t-il. A vrai dire cela n’avait aucune importance.
Il n’a pas plutôt commencé à taper sur le clavier de son ordi, que Béjart bondit sur la table et, sans doute parce qu’il pense que son maître n’allait pas assez vite, lui aussi se met à faire danser ses petites pattes sur les touches. C’était comme un pas de tcha-tcha-tcha ! Félicien le regarde, amusé, puis oubliant son livre, il commence à le mimer, il ne s’appelle pas Félicien par hasard !
Et là, il hume brusquement l’odeur de ce Vétiver de la marque Carven, qu’il avait tant aimé avant de s’en dégouter pour longtemps. Il s’est même retourné, mais il n’y a personne. Personne de visible, en tout cas…
Béjart, agacé qu’on ne s’occupe plus de lui, a sauté par terre, pour s’installer près du feu sur sa couverture…