Chuchotement des ombres, par Florie

Inspiré par Linette Cajou, Grand Hôtel à Sète

C’est un chuchotement qui me réveille ; du moins, il me semble. Quelqu’un murmure près de la fenêtre. Je n’ouvre pas encore les yeux. Nous étions si bien, dans mon rêve, je veux le garder encore un peu derrière mes paupières. Cependant, une vague de sensations m’assaille et m’aspire inexorablement vers la réalité.

Les draps trop rêches contre mon torse nu ; elle disait que des draps d’aussi piètre qualité dans un endroit aussi beau, c’était comme servir un château Margaux dans un mug à thé. Elle avait toujours de ces comparaisons impromptues qui me laissaient pantois. Le ronronnement de l’air conditionné ; elle prétendait que les gérants de l’hôtel avaient fait exprès de choisir une climatisation aussi bruyante pour empêcher les résidents de se rendre compte que, contrairement à ce qui était annoncé sur la brochure, l’établissement était bien trop loin de la mer pour que l’on puisse entendre le chant des vagues. L’odeur si caractéristique et en même temps si commune de la chambre d’hôtel, la même que dans toutes les chambres d’hôtel du monde ; ça sent le mobilier neuf, le propre, le tissu et la neutralité.

Avant elle, je ne savais pas décrypter toutes ces petites choses, je ne savais pas en parler ; pire, je ne savais même pas qu’elles existaient. Aujourd’hui pourtant, ce contact qui manque de douceur, cette odeur de « je suis en vacances » et ce bourdonnement agaçant semblent envahir tout l’hôtel, occuper toute la place, me narguer sans pitié en me répétant sans cesse : « Tu te souviens que c’est grâce à elle que tu nous sens, que tu nous entends, que tu nous remarques ? Eh bien, pauvre con, on est toujours là, toujours, et elle, elle n’y est plus. »

            Ils ont réussi à effilocher mon rêve jusqu’à ce qu’ils disparaissent, avec leurs sarcasmes. Il ne me sert plus à rien de garder les paupières closes, alors j’ouvre les yeux. Dans la pénombre, je distingue la forme du bureau, face au pied du lit, encadré de deux tabourets capitonnés. On dirait une créature fantastique protégeant ses deux petits. Un rire naît dans ma gorge et s’y étrangle aussitôt. Et dire qu’elle me trouvait trop terre-à-terre, trop rébarbatif ! Plus tard, elle a repris son mot, rébarbatif, en disant qu’il lui faisait penser à de la barbe à papa et que c’était donc bien trop festif pour ma petite personne. Même dans nos disputes, sa fantaisie flottait toujours entre nous. Comment pouvait-elle croire que j’y étais resté insensible ?

Ça chuchote toujours près de la fenêtre et je me décide enfin à regarder dans cette direction. Une peur instinctive mêlée d’une étrange excitation me retient, mais je l’ignore résolument.

C’est alors que je la vois. Elle se tient debout, accoudée au rebord de la fenêtre entrouverte, ses cheveux soulevés par la brise. Mon cœur fait un bond prodigieux dans ma poitrine ; je me rappelle qu’elle ne cessait de me répéter que c’était insupportable de vivre avec quelqu’un qui n’éprouvait jamais la moindre émotion, et un nouveau rire a envie de franchir ma gorge, sans toutefois y parvenir.

Ce doit être elle qui chuchote, ce ne serait pas la première fois qu’elle parle toute seule, ou qu’elle parle au ciel, au vent ou aux étoiles. Je plonge mon regard dans le grand rectangle de nuit, d’un bleu presque noir ; il n’y a presque pas d’étoiles, et je ne sais pourquoi, cette constatation m’inquiète sourdement. J’ai envie d’éteindre ce foutu air conditionné pour écouter ce qu’elle murmure, peut-être aussi pour vérifier que, même dans le calme de la nuit, on ne peut pas entendre chanter la mer. Au lieu de ça, je cherche à tâtons l’interrupteur de ma lampe de chevet. Mes doigts parcourent désespérément le métal froid, légèrement rugueux, et un frisson me traverse. Je trouve enfin le petit bitoniau en plastique et j’appuie dessus. « Tu as le don de détruire scrupuleusement chaque instant de magie, » l’entends-je me lancer sur un ton de reproche.

La lumière inonde la petite chambre, tombant impitoyablement sur les rideaux bruns brodés de fleurs que le vent frais fait doucement bouger, sur mon étui à guitare dissimulé derrière ; il n’y a personne, près de la fenêtre. Il n’y a personne dans cette chambre, mis à part un misérable individu briseur de magie assis dans le lit. Sous l’éclairage tamisé de la lampe de chevet suspendue au-dessus de la tête du lit, je découvre sans le moindre chatouillement de surprise que je n’ai pas d’ombre. Cette absence devrait être angoissante, mais je m’y suis trop habitué pour cela ; non, elle est juste douloureuse et vaguement vertigineuse.

D’un geste sec, j’appuie à nouveau sur le bitoniau et la chambre disparaît dans l’obscurité qui m’engloutit, moi aussi. Je ne suis plus un corps sans ombre, je ne suis plus qu’une ombre sans corps. Malgré moi, je jette un regard du côté de la fenêtre. Evidemment, elle n’est pas revenue ; seuls la silhouette sombre d’un étui à guitare et le voile mouvant d’un rideau dans la brise, bruissant chaque fois qu’il caresse le mur, se moquent de ma solitude.

Copyright Florie, Photo de Manos Gkikas sur Unsplash

#Florie #Linette Cajou

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