Je n'oublierai jamais, Véra... par Bernard Delzons

A partir d’un extrait de « L’instant précis où Monet entre dans l’Atelier » de Jean Philippe Toussaint, il fallait raconter des instants privilégiés de partage avec un personnage réel ou imaginaire. J’ai choisi de me souvenir de ces quelques moments avec Véra.

      C’était une vieille dame d’origine russe qui proposait des ateliers de théâtre. J’avais eu ses coordonnées par une jeune femme hollandaise qui animait un atelier d’expression orale à Paris dans le dix-septième. Je lui avais téléphoné et elle m’avait dit de venir à la séance du samedi suivant. Je savais seulement que c’était une actrice et qu’elle avait travaillé à Paris.

 

Je ne pourrai pas oublier cette rencontre. Dans cette salle où je pénétrai, je la vis tout de suite, malgré tous les jeunes gens qui l’entouraient. Elle portait un ensemble noir austère qui laissait simplement apparaître l’extrémité de ses jambes. On voyait immédiatement, à ses pieds gonflés, qu’elle avait des problèmes de santé. A mon arrivée tout ce petit monde s’était tu. Elle n’avait pas prononcé un mot, mais son regard m’avait fait comprendre que je devais me présenter. Elle me laissa parler, dodelinant de la tête quand un mot, un son, semblait attirer son attention. Elle avait des cheveux gris, tirés à l’arrière, avec un petit chignon rond juste au bas de la nuque. Je cherchai quelque chose à ajouter, mais elle ne me laissa pas continuer.

- Très bien jeune homme, on n'a pas de temps à perdre. Quand on est sur scène, il faut avant tout ressentir les choses. Par exemple tenez si vous venez de renverser un enfant sur la route, dans quel état d’esprit seriez-vous…

Elle nous fit interpréter ce moment les uns après les autres, heureusement des jeunes plus expérimentés, étaient passés avant moi.

 

Je ne pourrai pas oublier la séance où elle nous expliqua comment, un jour, elle était passée sous la douche avant de rentrer sur scène pour rendre son personnage plus crédible. La femme avait été surprise par un orage et elle rentrait dans la maison pour expliquer ce qui s’était passé. Véra nous racontait ça comme si elle y était encore, essoufflée, titubante, avant de s’assoir brusquement et de nous regarder en riant. Elle avait juste ajouté :

- Le metteur en scène était furieux, mais le public avait tellement applaudi que j’ai pu recommencer lors des représentations suivantes.

 

Je n’oublierai pas non plus la petite voix cassée que j’entendis quand je décrochai mon téléphone.

- Je suis malade, je vais devoir interrompre les cours, rappelez-moi dans quelques semaines, on verra si je peux reprendre.

Je l’avais tout de suite reconnue et j’étais tellement déçu que cette belle aventure s’arrête en chemin. Elle avait le projet de monter les Frères Karamazov. J’avais compris qu’au travers de ces séances, elle cherchait les personnes qui pourraient interpréter les rôles. La qualité du jeu de l’acteur ne suffisait pas, il fallait aussi avoir le physique et la personnalité qui correspondait au rôle.

 

Je la rappelai ainsi plusieurs fois, jusqu’au jour où elle m’annonça son intention de reprendre les cours. Mais ce serait chez elle dans son appartement rue Danzig dans la quinzième, elle ne pouvait pas encore se déplacer. Il s’agissait d’un petit deux-pièces. Nous étions assis par terre, autour de Véra bien installée dans un fauteuil. Ce n’était pas facile, croyez-moi, d’interpréter un soldat français venant au secours d’un allemand pour un moment de fraternité, dans ce salon bourgeois, ni de s’y débattre dans une toile d’araignée immense sous le regard impitoyable de la bête qui n’attend que votre épuisement pour vous dévorer tour cru… J’avais beaucoup de mal à dormir les nuits suivant ces exercices.

 

Je me souviens de ce jour où elle alla ouvrir la porte d’entrée. On avait sonné. De là où j’étais, je voyais un homme, la cinquantaine, qui venait présenter des tapis avec l’espoir de les vendre.

- Je suis désolée monsieur mais madame n’est pas là, elle ne rentrera que tard ce soir, moi, je ne peux rien acheter.

La porte refermée elle regagna son siège, le sourire aux lèvres, contente d’avoir éloigné l’intrus, mais surtout de nous avoir monté son savoir-faire d’actrice. Quel talent !

 

Un jour elle retomba malade, elle arrêta de nouveaux les cours. Je continuai à l’appeler, puis un jour, elle ne répondit plus. Je ne vous oublierai jamais, Véra.

Copyright Bernard Delzons. 

#Bernard Delzons #Le moment précis où

 

 

 

 

Pistes d'écriture et textes
Retour