La retrouver là, par Hélène Douzal

Inspiré de la piste d’écriture: L’instant précis où ……., ou le présent éternel

Je veux la retrouver là, dans sa cuisine éclairée du soleil du matin dès le lever du jour.

La retrouver là, déjà apprêtée, son chignon gris bien serré, calé pour le moment par une barrette en plastique large, un peu trop grande, mal ajustée, qui l’oblige à se recoiffer plusieurs fois dans la journée. Je lui en ai offert d’autres, plus jolies, plus élégantes, et surtout mieux adaptées à l’épaisseur de sa chevelure, mais elle s’obstine dans cette lutte dérisoire, ce petit combat de coquetterie que la vieille barrette gagne toujours.

Je veux ouvrir le portail du jardin qui grince, monter la pente douce, aller jusqu’à la porte de la maison, introduire ma clef dans la serrure qui résiste un peu, ouvrir avec précaution sans me pincer les doigts, plonger dans la fraîcheur du hall, et, de là, l’interpeller, simplement lui dire « je suis là !», ou juste, « c’est moi !!! »

Au pied de l’escalier, je veux ignorer la comtoise rigoureuse et austère qui compte le temps. Je veux gravir les marches deux à deux, et la retrouver là, apprêtée, dans le soleil du matin, dans sa cuisine.

Elle s’est levée il y a environ deux heures de cela, c’est une femme du matin, une travailleuse ; elle a déjà ouvert les fenêtres et aéré les chambres, fait son lit et s’est chaudement habillée, comme pour sortir, car elle craint le froid, désormais, plus qu’avant. Elle s’est souvenue d’une recette découpée récemment dans le Midi-Libre, et s’est décidée à la tenter pour le déjeuner d’aujourd’hui que je partagerai avec elle. « J’ai voulu changer un peu, comment tu trouves », me demandera-t-elle plus tard, guettant mon assentiment avec une impatience de petite fille.

Elle fait sa mise en beauté (c’est son expression) à la table de la cuisine, à la lumière du jour, ce qui ne l’empêche pas de mettre trop de blush sur ses joues, ce rose Bonne Mine de chez Bourgeois qu’elle affectionne et qu’elle refuse d’estomper quand je lui en fais la remarque. « Tu préfèrerais une grand-mère livide » me demande-t-elle ? et elle enchaîne, provocante : « au fait, tu pourras m’en racheter, je n’en aurai bientôt plus ».

Je veux la retrouver là, dans sa cuisine, éclairée du soleil du matin, devant un café lyophilisé Carte d’Or de Nescafé, en bocal de verre transparent, très pratique, on sait toujours ce qu’il reste, elle aime en avoir un d’avance. Elle reconnaît que ce n’est pas le meilleur, certainement pas, mais, sans doute influencée par la publicité, elle a tous les arguments pour refuser avec force toutes les cafetières électriques que je lui propose. « Regarde » me dit-elle, c’est si simple, si facile à doser ; je réfléchis que c’est exact… trois cuillères à dessert dans son sempiternel grand bol de petit-déjeuner de couleur bleu ciel, un peu ébréché sur le bord. Pour moi, deux cuillères à dessert dans une tasse à thé de porcelaine blanche, ma tasse, toujours bien rangée et en vue sur la première étagère du buffet.

Je veux la retrouver là, dans sa cuisine, éclairée du soleil du matin, dès le lever du jour.

J’aime une journée qui commence. J’ai apporté des croissants au beurre, nos préférés. Je veux que l’odeur des croissants se mélange avec celle du café lyophilisé brûlant, je veux la retrouver là, dans cette alchimie de fumée odorante et de lumière qui pétille.

Je veux la retrouver là et que rien ne change, les hivers bleus, la cuisine ensoleillée, sa barrette trop lâche, ses joues trop roses, le café lyophilisé bien dosé, ma tasse bien rangée, chaque chose à sa place.

Copyright: Hélène Douzal. Photo de Danie Franco sur Unsplash

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