Clap de fin, par Bernard Delzons

Un extrait de « Le Grand Feu » de Léonor de Récondo, racontant l’éveil d’une petite fille qui découvre le violon dans l’institution où elle a été placée pour apprendre à en jouer. On observe dans cet extrait la naissance d’une passion pour cet instrument. Ça m’a fait penser à ma découverte du théâtre, d’où l’histoire qui suit, mélange de souvenirs, d’admiration, de joie et de déception.  J’ai déjà raconté ces rencontres, mais je le fais ici sous l’angle de la découverte d’une forte attirance pour une activité nouvelle.

Brice venait de rentrer chez lui, après son premier cours de théâtre avec l’actrice d’origine russe Véra Goréva. Cette femme, aujourd’hui âgée, avait eu une certaine célébrité quelques années plus tôt.

Brice avait été impressionné par une représentation d’Andromaque, la pièce de Racine, au théâtre de L’Odéon quand il avait une dizaine d’années. À la suite de ce spectacle, il s’était pris pour un acteur et il avait pris plaisir à réciter des vers devant la glace de sa chambre, avec l’espoir d’arriver à reproduire les intonations et les mimiques des acteurs qu’il avait admirés sur la scène. Faute d’encouragements chez lui, il avait fini par laisser tomber pour revenir aux jeux de « cowboys et indiens" ou " et voleurs » qu’il partageait avec ses camarades de classe.

 

Des années plus tard, alors qu’il était professeur de mathématiques en tant que coopérant en Algérie, le spectacle de fin d’année qu’avaient présenté ses élèves l’avait interrogé sur cette passion oubliée, mais là encore, il avait dû trouver du travail et oublier à nouveau ses rêves d’enfant. Ainsi, il avait atterri à Paris pour son premier boulot dans une entreprise d’armement et de sous-traitance automobile comme informaticien.

Dans cette ville où il ne connaissait personne en dehors de deux de ses sœurs, il s’était inscrit dans un cours de théâtre. En réalité, c’était une sorte de garderie pour grands adolescents et il aurait sans doute vite abandonné si l’animatrice, une jeune femme des Pays-Bas, ne l’avait motivé. Ici on n’apprenait pas de textes, on essayait d’imaginer des personnages et de les rendre crédibles aux yeux des autres. Un jour, Lizbeth, l’animatrice, avait demandé à une des jeunes femmes du cours de s’imaginer aveugle et de raconter, à sa manière, ce qu’elle voyait et ressentait. La malheureuse était perdue et n’arrivait à rien. Ce n’était pas si grave, avait dit Lizbeth, puis elle avait demandé qui voulait essayer à sa place. Sans réfléchir, Brice s’était proposé. Alors, en oubliant tout ce qui l’entourait, il s’était transformé en ce personnage qui racontait comment il se repérait, à quoi lui faisaient penser le blanc et le noir, l’odeur de l’herbe que l’on coupe, les bruits de la ville et de la circulation. Sans s’en rendre compte, parce qu’il vivait ce qu’il racontait, il avait réussi à capter l’attention de ses camarades. Cela n’avait sans doute duré que quelques minutes quand l’animatrice l’avait ramené à la réalité. Néanmoins à la fin du cours, elle lui avait dit de rester pour l’encourager à travailler dans ce sens, et elle lui avait donné les cordonnées de cette fameuse Véra.

 

Après une longue conversation téléphonique, Madame Goréva lui avait proposé de venir à une séance de travail dans un petit théâtre du dix-huitième arrondissement. Quand Brice était arrivé, il avait trouvé un groupe de jeunes gens et jeunes filles agglutinés autour d’une vieille dame toute vêtue de noir, cheveux tirés en arrière en un petit chignon sur le sommet du crâne. Il s’était demandé ce qu’il faisait là et il était prêt à s’enfuir. Mais un garçon d’à peu près son âge s’était avancé et l’avait entrainé devant l’actrice.

« Bonjour mon garçon, Louis tu vas lui donner la réplique, toi tu viens de gagner au loto et tu lui montres ta joie. »

Puis, s’adressant à Brice,

« Toi tu es désespéré, tu as perdu ton travail et tu vas devoir rendre ton logement., mais au fait quel est ton prénom ? »

« Brice, Madame. »

Visiblement le garçon qui devait jouer avec lui avait de l’expérience et quoi qu’il fasse, Brice ne serait pas la hauteur. Mais après une ou deux répliques sans intérêt, il oublia soudain sa timidité, le public, et il se lança à cœur perdu pour ne pas se laisser enfoncer par son camarade de jeu.

Véra les interrompit et leur demanda d’échanger leur rôle.

La seule chose que Brice pouvait penser, en rentrant chez lui c’est qu’il avait « assuré » comme on dit ; ou disons qu’il n’avait pas été ridicule.

Le reste de l’après-midi, il avait beaucoup appris en regardant ses amis jouer à leur tour.

 

Le samedi suivant, il retrouva la bande avec enthousiasme. Cette fois, Véra avait demandé à chacun de s’imaginer face à un animal féroce. Un garçon s’était vu gladiateur aux prises avec un lion affamé, un autre avait sur la main un scorpion qui voulait le faire mourir au moindre geste maladroit, un troisième était à la merci d’oiseaux carnivores.

Ce fut enfin le tour de Brice, il était dans la forêt vierge, il venait de se faire prendre dans une énorme toile d’araignée, il était coincé, collé à ces fils gluants et il venait d’apercevoir l’animal qui le guettait pour le dévorer tout cru. Il commença à bouger pour se dégager, puis soudain, se rappelant que sa seule chance était de faire des gestes lents sans perdre de vue la bête qui le regardait, il commença à faire glisser son bras droit vers le bas de son corps jusqu’à atteindre son pantalon. Là, avec mille précautions, il arriva à mettre la main dans sa poche et à attraper un canif. Alors doucement, il commença à couper les fils qui le retenaient…

Véra l’interrompit, puis sans lui adresser la parole, elle demanda à tous ce qu’ils pensaient de ce qu’ils venaient de voir. Un grand silence suivit. Après tout ce qu’il avait vu des autres, Brice se sentait ridicule. Vraiment, ce n’était pas son truc, il ne reviendrait pas. Mais Adrien, celui qui s’était battu avec les vautours, s’exprima :

« Tu m’as donné des frissons, j’ai vraiment cru que tu n’allais pas t’en sortir, même si on ne comprenait pas forcément contre quoi tu te battais, bravo, c’était fort, très fort. Mais explique-nous. »

Rouge de confusion, Brice réussit à grommeler : « une toile d’araignée immense, avec la bête qui me regardait. »

Alors certains commencèrent à applaudir, immédiatement arrêtés par Véra : « Il y avait de la vie, des émotions, mais mon enfant ce n’est que le début, on verra si on peut te trouver un rôle »

 

La vieille dame voulait monter « Les frères Karamazov » de Dostoïevski, elle avait déjà plus ou moins trouvé un acteur pour chacun des frères, mais un long travail les attendait pour espérer faire quelque chose de présentable. Il faudrait travailler le corps, elle suggérait du karaté, il faudrait travailler la voix, elle proposait le chant. Brice se sentit perdu, encore une fois il ne pourrait jamais atteindre ces objectifs. Il rentra chez lui, déprimé.

Cependant il continua à fréquenter ces cours quelques semaines, et à en croire ses camardes, il faisait de grands progrès. Hélas, un vendredi soir, il reçut un appel téléphonique de l’actrice :

« Je suis malade, très fatiguée, je ne pourrai pas faire le cours demain, quand ça ira mieux, on recommencera, appelez-moi de temps en temps pour savoir si on peut reprendre. »

Le son de la voix ne présageait rien de bon. Il se passa plusieurs semaines avant qu’enfin, elle propose de recommencer, mais ce serait dans son appartement. L’ambiance n’était plus la même, plusieurs ambitieux avaient quitté le navire et la vieille dame n’était plus sûre de pouvoir porter son projet à terme. Après quelques semaines, elle retomba malade et ne reprit jamais ses leçons. Ce fut ainsi que les rêves de Brice prirent fin.

 

Brice avait ensuite cherché d’autres cours de théâtre. Il y avait passé de bons moments, sans jamais retrouver le même enthousiasme.

Il se rappelle souvent cette séance au cours de laquelle le professeur lui avait demandé de se mettre dans la peau de son animal fétiche. Il avait mimé un chat qui se nettoie avec ses pattes. Comme on lui demandait comment il se sentait, au lieu de faire une réponse métaphysique, il avait simplement répondu : « Propre », déclenchant le rire de ses camarades et la grimace de l’animateur.

Il y avait eu aussi cette actrice qui lui avait fait approfondir un côté comique qui lui avait échappé jusque là. Elle lui avait fait travailler un extrait des « Bonnes » de Ionesco. Pour rendre crédible cette séquence, il avait dû jouer avec le rythme pour faire monter la tension jusqu’au coup de couteau contre la malheureuse servante. Alors il put dire le plus sérieusement du monde : « Ah, ça fait du bien ! ». Comme par réflexe, les gens riaient !

Puis il avait complètement renoncé, pris par son travail d’informaticien de plus en plus contraignant.

Beaucoup plus tard, il avait essayé les improvisations et les sketchs. Mais il fallait le reconnaître, le charme était rompu. Son monde à lui était sans doute beaucoup plus intime, fait d’émotion, de tendresse ou de rudesse, mais toujours exprimé avec retenue.  Il avait compris depuis longtemps que pour arriver à jouer convenablement, il lui fallait trouver une connivence avec ses partenaires, ce qui n’était pas toujours le cas. Il se souvient du rôle d’amoureux de la reine dans la pièce "Marie Stuart", mais comment y croire si la princesse ne laissait pas transparaître, derrière une façade rigide et distante, un minimum de tendresse à l’égard de son personnage ?     

 

Alors cette fois c’est sans doute le clap de fin ?

copyright texte, Bernard Delzons. Photo de Kyle Head sur Unsplash

 

 

             

 

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