Par le trou de la lorgnette, de Bernard Delzons

Piste d'écriture : la photo de Neven Krcmarek. Qu'y voyez-vous, que vous inspire-t-elle? 

Dès que j’ai eu la taille pour le faire, je me suis amusé à regarder au travers des trous de serrure. Mais rassurez-vous, sans chercher à savoir ce qui se passait dans les chambres à coucher, d’ailleurs, le plus souvent, il y a une clef qui permet d’éloigner tous les potentiels voyeurs.

Je ne distinguais donc que quelques centimètres carrés d’un ensemble que je m’amusais à réinventer. Rapidement, le monde intérieur de la maison m’était apparu trop restrictif et j’avais cherché à agrandir l’horizon de mes explorations.
J’avais vu dans les films des héros se servir de longues-vues, que j’avais remplacées par un rouleau de papier toilette pour partir à l’aventure de mon imagination.

J’étais entouré par un monde d’adultes qui ne me correspondait pas. J’avais un frère, beaucoup plus âgé que mois. Nous avions près de treize ans de différence. Lui vivait avec les grands, moi, non. Si je partageais le repas de midi avec le reste de la famille, le soir je dinais à la cuisine avec la « bonne ». C’était une jeune femme que j’adorais, c’était bien la seule à qui je pouvais me confier dans cette maison. Souvent livré à moi-même, je m’inventais un monde imaginaire…   

Ainsi un soir d’été, où le soleil couchant, bien rouge orangé, se reflétait sur la lune qui se levait, je m’étais allongé dans le jardin pour regarder à travers ma lorgnette de papier. Inconsciemment, je fredonnais : « Le soleil a rendez-vous avec la lune, mais la lune ne le sait pas… », la belle chanson de Charles Trenet.

Au travers de mon instrument, je ne voyais que quelques herbes folles qui se balançaient au gré de la brise du soir, juste éclairées par le soleil couchant. C’était l’heure où les insectes diurnes se hâtaient de rentrer dans leur caverne avant que la nuit totale n’arrive. Mais pour moi, ce fut le commencement de l’émerveillement. J’avais, devant moi, une véritable clairière où je pouvais distinguer mille choses amusantes. 
Je vis d’abord un Grand-Duc tout juste sorti de sa cachette pour partir à la recherche de ses proies favorites. Il était blanc et ses grands yeux semblaient me regarder. Un instant, je frissonnai de crainte qu’il veuille m’emporter on ne sait où. Mais il s’était envolé, laissant la place à deux écureuils qui sautillaient de branches en branches. Enfin réunis, ils s’étaient rapprochés, semble-t-il pour se partager une noix ! Un étrange bruit les fit fuir. Je vis alors une couleuvre, magnifique, les rayons du soleil se reflétaient sur ses écailles, comme une multitude de petits diamants de couleurs verts, jaune orange et rouge. C’était beau, mais pas très commode pour passer inaperçu, pensai-je alors !  Un bruit lointain la fit s’éclipser à son tour. Alors je vis apparaître un jeune homme, suivi d’une jeune fille. Il se tenaient par la main. Ils s’arrêtèrent pour se donner un tendre baiser, mais un petit cocker se mit à japper et à tirer sur une laisse imaginaire pour qu’on s’occupe de lui. 

Je ne savais pas grand-chose de l’amour à cette époque, mais j’avais compris qu’il y avait des interdits le jour où, depuis le trou de serrure de ma chambre, j’avais surpris mon frère qui faisait entrer une jeune femme dans son propre domaine. A son attitude, je devinais qu’il faisait quelque chose de répréhensible. Il s’était notamment assuré que personne ne le voyait. Je n’avais vu que les jambes et la jupe de sa copine. Mon frère pouvait être méchant avec moi et je m’étais promis de me servir de cette découverte pour me défendre s’il me houspillait ! 

Dans ma forêt imaginaire, où il n’y avait plus personne maintenant, j’entendais cependant toujours le chant des oiseaux. Ils devaient voler de branches en branches avant de se préparer pour la nuit pour regagner leurs nids. J’allais abandonner ma lorgnette quand c’est un joli renard au poil roux que je vis apparaître. Il avançait tranquillement, regardant de droite à gauche à la recherche de quelques mulots ou petits rats des champs. 

D’un seul coup, la lumière s’assombrit. Un terrible craquement vint interrompre cette belle soirée d’été. Je tressaillais, et pour me rendre compte de ce qui se passait, j’abandonnai ma longue vue, et cette fois je regardai avec mes deux yeux. De ma position, couché sur le ventre, je découvris deux pataugas surmontés par des jambes velues, je levai la tête pour comprendre que c’était mon frère. Il venait de détruire ma jolie clairière en marchant sur les herbes folles à l’origine de ma rêverie éveillée. Je l’aurais surement apostrophé, voire injurié si je n’avais pas découvert qu’il n’était pas seul. Il tenait par la main la personne à la jupe que j’avais vue entrer dans sa chambre quelques jours plutôt. Je sentis mon cœur se serrer quand je reconnus Milène, notre bonne. J’étais bouleversé, et aussi furieux qu’elle puisse le préférer à moi, son petit complice. Je me fis le plus petit possible pour qu’ils ne me voient pas. C’était d’autant plus facile que le soleil venait de disparaitre derrière l’horizon.

De retour à la maison, j’allai à la cuisine. Quand Milène m’interpella joyeusement, je haussai les épaules et je ressortis sans un mot. Je montai à l’étage et tombai sur mon frère qui me saisit par le bras. Je me défendis puis brusquement, me dégageai. Je le fixai dans les yeux et du haut de mes dix ans, sûr de moi, je lui envoyai à la figure ces quelques mots : « Je sais tout » 
Avant qu’il ne puisse dire quoique ce soit, je m’enfermai dans ma chambre. Il avait rougi. Bien sûr, je ne dirais rien à mes parents, ce secret me préserverait de ses futures mesquineries !
 

Photo de Neven Krcmarek sur Unsplash

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