Albums de famille, par Roselyne Crohin

Piste d'écriture : à la manière d'Antonio Lobo Antunes dans ses Chroniques, jouer de l'usage des parenthèses, des répétitions, du leitmotive...  Donner beaucoup de détails et laisser plusieurs idées s'exprimer en même temps.

Lorsque je feuillette les albums de photos de mon enfance, avec mes petits-enfants, j'ai la sensation de voyager dans un pays étranger, un pays très lointain et je pourrais douter qu'il s’agisse de ma propre enfance. Est-ce bien moi-même, mon frère, ma sœur, mes cousins, ces derniers depuis longtemps perdus de vue, qui sont sur les photos ? Et pourtant, je n'ai pas cessé de feuilleter ces albums tout au long de ma vie et la plupart des photos me sont vraiment familières. (Ils me donnent une sensation paradoxale de familiarité et d'étrangeté).

Nous vivions alors dans une famille élargie, avec grands-parents, oncles, tantes, cousins, tous dans le même quartier, près d'Orléans, au sud de la Loire. Comme dans une famille africaine, j'imagine, l'autorité des adultes sur les enfants était démultipliée entre toutes ces personnes qui veillaient sur nous. (Et qui parfois interféraient sur l'éducation donnée par nos propres parents, mais ceci est une autre histoire).

Sur cette photo, cinq ou six bambins en maillot de bain tricoté barbotent dans vingt centimètres d'eau. Je reconnais mon frère, ma cousine, qui a exactement le même âge que lui, ainsi que ses deux petits frères. Sur une autre photo, le même jour, nos mères, avec leurs grandes jupes à fleurs et à fronces, sont assises sur une large couverture. Pour une fois, elles ne font rien de leurs mains, ni travaux d'aiguille, ni tricot. Elles se sont mises à l'ombre des saules et des peupliers qui poussent dans le lit même de la Loire.

A Orléans, on a toujours distingué la petite Loire de la grande Loire. Comme son nom l'indique, la grande Loire correspond au lit principal du fleuve. Son courant peut être très fort et surtout, elle est connue pour ses sables mouvants qui, chaque année ou presque sont la cause de terribles noyades. (On nous a toujours mis en garde contre les dangers de cette Loire-là et nous la regardions toujours avec méfiance).

Mais rien de tel pour la petite Loire, pacifique et sans danger, où nous passions nos après-midis des dimanches d'été. C'était des loisirs simples, qui ne coûtaient rien et qui nous comblaient de joie. (C'était cela nos vacances, dans ces années-là).

 

Sur une troisième photo, ma sœur et moi-même (elle, une queue de cheval et une frange, moi, des cheveux courts et raides) avons des seaux remplis de sable pour faire des pâtés ou construire un château. (Pas besoin d'aller en vacances à la mer pour connaître les plaisirs des châteaux de sable !)

Et pendant ce temps-là, que font les pères ? Le mien prend des photos. C'était toujours lui qui maniait l'appareil, collait les photos dans les albums, en les agrémentant d'une petite note d'humour ou d'un jeu de mots de son cru. (C'était par exemple : Élisabeth a perdu la tête, si on voyait ma cousine en train de faire une roulade).

Quant à l'autre père, mon oncle, c'était le boute-en-train de la famille. Il aimait nous faire des farces ou des grimaces. On adorait aussi qu'il nous fasse tournoyer en l'air ou nous attrape par les pieds pour faire la brouette ou d'autres acrobaties, les pieds en l'air, la tête en bas.

(Mais il n'était pas question d'apprendre à nager dans cette petite Loire où l'eau nous arrivait au maximum jusqu'à la taille !)

 

Sur une autre page de l'album, on pique-nique en forêt de Fontainebleau. Là encore, il y a toute une tribu, mais cette fois-ci, ce sont mes grands-parents avec mes jeunes tantes (qui vivaient encore chez eux), mes parents, ma sœur, mon frère et moi. La nappe au sol est étendue sur le sable entre les rochers. Mes grands-parents ont apporté leurs chaises pliantes. Les autres sont assis à même le sol. On mangeait alors dans nos assiettes en faïence de la maison (le matériel de camping n'existait pas encore ou alors il était seulement réservé aux scouts !).

Il y avait souvent de la macédoine de légumes, du poulet froid à la mayonnaise et presque toujours un œuf dur (l’œuf dur, c'était la marque qu'on était en pique-nique !).

Petits, nous adorions grimper sur les rochers et bien sûr prendre quelques risques, mais il fallait se cacher de notre grand-mère qui ne manquait pas de nous sermonner si nous allions trop haut. Elle avait toujours un accident terrible à rappeler. Untel était tombé de son échafaudage et il était resté paralysé à vie. (Ces histoires nous impressionnaient, mais pour rien au monde, elles ne nous auraient empêché de grimper. On le faisait derrière son dos).

 

Pour aller jusqu'à Fontainebleau à neuf, il nous fallait évidemment deux voitures. A cette époque, mes parents avaient encore leur vieille Simca qui a d'ailleurs rendu l'âme peu après, un dimanche soir au cœur d'une forêt, du côté de Chambord, à la tombée du jour. Un de nos oncles, appelé à la rescousse, était venu nous récupérer et la voiture, abandonnée sur le talus, avait dû rejoindre la casse le lendemain (marquant le début d'une longue période sans voiture pour ma famille).

Et mes grands-parents avaient une Versailles. Avec un nom pareil, ça faisait riche ! Mais on avait toujours mal au cœur dans cette voiture semi-luxueuse. Une question de suspension, disait-on alors. Je me souviens aussi qu'on accrochait à l'arrière une bande caoutchoutée qui traînait sur le sol et qui était censée évacuer l'électricité statique (vieille pratique dont l'efficacité n'a jamais été prouvée et qui n'a plus cours aujourd'hui). C'était mon grand-père, seulement, qui conduisait cette voiture avec une extrême prudence et une extrême lenteur. Il a dû rarement dépasser les 60 km à l'heure !

Pour nous qui étions encore petits, ces journées à Fontainebleau, passées à courir et à grimper sur les rochers étaient fatigantes et quand nous rentrions, à la nuit tombée, nous dormions tous les trois profondément sur la banquette arrière de la vieille Simca.

 

Tous ces souvenirs et ces photos datent des années 50, des années en noir et blanc, où les plaisirs étaient simples et peu coûteux et où tout se déroulait au sein du noyau familial.

C'était une autre vie... qui me paraît aujourd'hui bien lointaine.

Est-ce bien moi qui l'ai vécue ?

Photo issue d'un album de famille de l'auteure.

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