Le coffre des senteurs, par Hélène Douzal

Ce texte a été inspiré par deux pistes d'écriture: le conte, et le lien entre mémoire et odeurs. Il nous a paru approprié de le publier en cette période de rentrée.

« Il était une fois une clef qui avait le pouvoir de révéler l’indicible. Une petite clef d’or qui dormait dans une petite poche de velours noir, rangée dans un petit tiroir de nacre, dans la chambre d’une reine malheureuse. »

Il était une fois en 2051….. ainsi avait commencé le maître qui réunissait ce jour-là ses petits élèves pour la dernière fois, retrouvant les traditions séculaires des conteurs et des conteuses à travers les âges. Les grands artistes du verbe et de la déclamation étaient désormais égarés dans un temps dont le réglage était devenu inaccessible aux humains, tant sur le plan climatique qu’horloger. Un temps échappé, disparu, impossible à retrouver.

Vers la fin des années 2040, les climatologues, vulcanologues, glaciologues, archéologues, paléontologues, géologues, astrologues, ingénieurs, mathématiciens, informaticiens, programmeurs, spécialistes des algorithmes, en dépit du soutien actif des intelligences artificielles les plus abouties et les plus puissantes dans chaque spécialité, ces savants surdoués, maîtres du monde jusqu’ici incontestés et vénérés, avaient tous été interdits d’exercer leur profession, et, pour la plupart d’entre eux, placés, sans autre forme de procès, dans des asiles ou mis en prison.

Une erreur, en effet, s’était immiscée dans les calculs, une erreur minuscule, nanoscopique, infinitésimale mais catastrophique, qui était venue fausser toutes les bases de données et les mémoires vives, bousculer les hypothèses acquises et les logigrammes, ébranler les connaissances fondamentales, anéantir le bon fonctionnement des logiciels. Plus aucun calcul, plus aucune prévision, plus aucune modélisation virtuelle ne s’avérait exact. L’erreur était partout, résistant à toute tentative de correction.

Une erreur humaine, il ne pouvait en être autrement, car les intelligences artificielles s’autocontrôlaient et revalidaient leur programme en continu. Une erreur humaine, donc, une erreur d’appréciation, possiblement imputable à la subjectivité, à l’émotion, mais aussi aux aprioris, aux préjugés, à la culture de ceux qui l’avaient commise. Une erreur que les programmes de rectification, cette fois, n’avaient pas su arrêter.

Après une ultime réunion au sommet à Helsinki, les 7 plus grandes dictatures numérisées du monde, incapables de faire émerger ne serait-ce que l’ébauche d’une solution commune, avaient décrété l’état d’urgence scientifique et informatique et avaient unanimement voté l’arrêt de toute recherche nouvelle, ainsi que la déconnexion et la mise à l’arrêt sans délai de tous les programmes et de tous les humanoïdes en fonction sur la planète.

A compter de cette décision radicale et sans précédent, la vie humaine était entrée dans une phase de décélération et de rétractation tout aussi spectaculaire que rapide. Privés des super capacités de raisonnement et de mémorisation de leurs logiciels et de leurs compagnons humanoïdes, les humains s’étaient trouvés dans l’obligation de tout redécouvrir et de tout réapprendre. Dans cette période délétère, les dictatures s’étaient renforcées, s’épanouissant à loisir sur une incertitude et une appréhension grandissantes de l’avenir.

Trois décennies plus tard, en 2080, l’état des connaissances humaines était fortement dégradé et le retard pris, abyssal. Le refroidissement de la planète durant la phase de décélération avait induit plusieurs épidémies successives qui avaient durement entravé les travaux d’une remise à niveau collective des savoirs humains.  Les sciences de la réalité observable, neutres et objectives, composaient l’essentiel des programmes scolaires. Toute appréciation affective et émotionnelle en était exclue et le moindre débordement sévèrement réprimé. L’anosmie et l’agueusie provoquées par des infections virales répétées avaient en outre particulièrement compromis les progrès espérés dans le domaine des sciences de la vie. Les programmes scolaires avaient été revus en conséquence. Les enseignants, en dépit de revendications justifiées dans le sens d’une plus grande ouverture, devaient s’y tenir strictement, aucune digression n’étant autorisée sous peine de sanction disciplinaire et infâmante. 

Cependant, pour M. Désiré Loisot, professeur au cours moyen, qui arrivait au dernier jour de sa carrière professionnelle, ces restrictions n’avaient plus d’importance. Bien sûr, il avait participé ce lundi 20 mai, ainsi qu’il le faisait chaque semaine, à la lecture à voix haute et à l’élucidation des récents décrets édictés par le Ministère de l’Education adaptée. Cela faisait 30 ans qu’une pluie de décrets absurdes inondait et asphyxiait les institutions et la vie citoyenne. Les établissements d’enseignement, dès la maternelle, payaient un lourd tribu d’ennui et de frustration à ce flux incessant d’écrits mal rédigés et truffés d’incohérences. Parmi les professeurs, les plus anciens tournaient ces séances pontifiantes en dérision. Une fois leurs jeunes collègues partis, emboîtant le pas d’un directeur éternellement sur-occupé, les anciens sortaient leur boussole de dessous les pupitres et la posaient sur les textes. Toujours à l’ouest, disaient-ils alors d’une seule voix, étouffant leurs rires dans les pages de leur cahier d’actualités réglementaires.

Les décrets de ce lundi étaient des exemples magistraux, parfaitement représentatifs des productions ministérielles. Ainsi : Décret N° 999 999 du 17 mai 2080 publié le 20 mai au journal unique de la dictature : le décret du 18 mars 2055, relatif à la pratique des activités artistiques en milieu scolaire et périscolaire est complété comme suit :

article 8 : le fait d’écrire, de lire, de donner à lire, d’éditer, de mettre en mémoire, de quelque manière et sur quelque support que ce soit, des histoires ou des fictions, quel que soit leur mode de mise en scène, et en particulier selon les modes rappelés à l’article 7 du code précédent, est formellement interdit. Toute infraction aux dispositions des articles 1 à 8 du présent décret sera punie de 2 ans d’emprisonnement sans aucun sursis, les sursis ayant été définitivement abrogés par les dispositions y afférentes de la loi du 1er janvier 2050.

L’article 8 bis avait particulièrement retenu l’attention de M. Loisot et de l’ensemble du corps professoral : cette peine sera portée à 4 ans, assortie d’une interdiction définitive d’enseigner, en cas d’infraction commise par un professeur dans l’exercice de ses fonctions. Ces peines seront appliquées sans mise en examen ni procès préalables, en cas d’histoire ou de fiction relatant des faits susceptibles d’être en rapport avec les accidents de calcul survenus durant l’année 2049, ou concernant toute période historique ayant précédé la dite année.

Les dispositions relatives à l’application venaient en suivant : Pour des raisons d’organisation et de mobilisation nécessaires des corps de contrôle en charge de leur surveillance, les dispositions susvisées sont applicables à compter du lundi 27 mai, dès le lever du soleil sur le territoire. (En effet, aucun consensus n’avait pu être trouvé sur la division horaire des journées).

Ce jour de 2080, Monsieur Loisot s’était pris à sourire. Il serait dans les temps. Une ligne de crête fine et joyeuse apparaissait dans son horizon misérable.  Après 40 ans de carrière prudente et contrainte, il avait justement prévu une histoire pour son dernier jour avec sa classe. Une histoire qu’il avait écrite dans le plus grand secret, une histoire qui ressemblait à avant, au temps d’avant, au temps des contes, une histoire qui commençait comme il se doit par « il était une fois ». Car il était une fois invite à l’écoute et aux transports de l’âme. Il était une fois vous fait traverser tous les temps et tous les espaces. Il devait bien cela à ses petits, assommés à longueur de semaine par l’observation minutieuse des circuits des fourmis ou la description détaillée des feuilles d’automne qui tapissent la cour de l’école. Il leur devait bien cela, avec une reine en personnage principal, il n’y a pas d’histoire intéressante sans femme…. et il faut une femme hors du commun, tout aussi triste que belle, et même vraiment malheureuse, car le malheur rend les belles femmes mystérieuses et attirantes. Il leur devait bien cela, au moment de tirer sa révérence, un peu d’imagination, une bulle d’évasion……….

Il était une fois une clef, dans une petite poche de velours noir, dans un tiroir de nacre, dans la chambre d’une reine éplorée. La petite clef est celle d’un coffre scellé dans le laboratoire de la jeune reine au dernier étage de la tour principale du quartier de la Mémoire des sensations. En 2048, une jeune doctorante était devenue titulaire du prix Nobel de chimie appliquée pour ses travaux exceptionnels sur la mémoire émotionnelle des senteurs. Courtisée par les plus grands parfumeurs, devenue célèbre dans le monde entier, elle avait été élue reine par la ville de Grasse, qui en avait fait son égérie. Au cours de ces travaux, des milliers de senteurs avaient été reconstituées et enflaconnées, des milliers de participants les avaient respirées, et avaient raconté les souvenirs qu’elles faisaient surgir. Tous les flacons avec leurs souvenirs associés avaient été soigneusement répertoriés et placés dans un coffre. 

Désiré Loisot avait été l’un de ces participants. Il avait eu à raconter l’odeur piquante du thym sur les sentiers de la garrigue, les effluves douces des genêts au mois de mai, la suavité des vignes et des figuiers. Il avait eu à raconter ses promenades avec ses grands-parents, la gaieté, l’affection et l’insouciance de cette période. Les techniciens avaient tout noté dans le menu détail, tout enregistré. 

Mais faisant suite à la circulation incontrôlable de l’erreur et à l’ultime conférence au sommet des dictatures numérisées, une loi de janvier 2050 avait ordonné la mise sous séquestre du coffre des senteurs et de son contenu. La petite clef, exemplaire unique qui permettait d’accéder à ce trésor, était restée rangée, depuis cette date, au fond de son écrin de nacre. Les jeunes générations, affectées d’une anosmie irréversible, ne connaîtraient jamais ces mouvements de l’âme, ces emportements, ces extases.

Ce jour-là les petits, serrés en cercle autour de M. Loisot, ébahis par cet étrange récit, fixaient leur maître vieillissant. Des larmes coulaient sur ses joues, nées d’une nostalgie qu’ils ne pouvaient comprendre.

 

 

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