Le type, par Florie
Texte inspiré par l'extrait de Nagasaki, d'Eric Faye, proposé dans la piste d'écriture Quand l'auteur joue avec le champ lexical.
Le type me regarde avec une expression de morne désintérêt parfaitement agaçante. Il est immobile, les coudes appuyés sur le bord du lavabo, et sa seule préoccupation du moment est de savoir s’il continue de garder cette barbe bien nette qu’il entretient depuis vingt ans ou s’il décide de se raser. Sa vie, voyez-vous, n’offre aucun sujet de réflexion plus divertissant que celui-là.
C’est triste, me direz-vous. Je ne crois pas qu’il soit triste, cependant. Il a plutôt l’air de s’ennuyer ferme. Il vient d’avoir quarante ans ; son visage paraît encore jeune, très peu de rides, une peau pas trop crade, des yeux bleus qui pourraient sans doute être agréables à regarder s’ils n’étaient pas si dénués d’expression. Il s’est toujours dit qu’il garderait la barbe jusqu’à ses quarante ans pour paraître plus âgé et crédible dans son travail, puis qu’il se raserait de près tous les matins après cet âge pour, au contraire, paraître plus jeune et dynamique. C’est ce que son père a fait avant lui, et comme le type n’est ni original ni aventureux, il a toujours tendance à faire comme le paternel.
Oui, ça semblerait cohérent de raser cette barbe, à présent. Bien sûr, se raser demande un entretien quotidien, il faudra qu’il prévoie un quart d’heure de plus dans le temps réglementaire qu’il s’accorde tous les matins entre la sonnerie de son réveil et son départ au boulot. Jusqu’à présent, il se contentait d’un coup de tondeuse tous les dimanches, à dix heures précises, pour égaliser le bazar. Mais ça ne l’ennuie pas tellement ; il aime bien les routines, ça n’en fera qu’une de plus.
Non, ce qui le contrarie, c’est le changement. J’observe son visage, pas trop moche, cette barbe brune parfaitement taillée, un centimètre, couvrant son menton et ses joues qui lui donnent un air sérieux mais cool, le genre de type à qui on a envie de faire confiance. Si elle disparaît, il a peur de ne plus se reconnaître. Il a peur, même s’il ne l’avouera probablement jamais, de se sentir vulnérable.
D’un petit geste machinal du doigt, il décale légèrement la tête de sa brosse à dents vers la gauche. Elle n’était pas tout à fait parallèle au tube de dentifrice, et ça, il ne le supporte pas très bien. A droite de la vasque, il y a le rasoir, parfaitement aligné avec le mur, et le peigne parfaitement aligné avec le rasoir. A gauche, ce sont la brosse à dents et le dentifrice, pas un objet de plus. Il n’y a rien d’autre sur ce lavabo, et si on regarde bien, les objets de gauche, malgré la vasque qui les en sépare, sont parfaitement parallèles à ceux de droite.
J’ai l’impression tout à coup que tous ces petits objets du quotidien pointent vers moi comme pour m’accuser. Le type fait une drôle de tête, il n’aime pas du tout cette idée. Elle est pourtant bien innocente et stupide, mais je crois qu’elle lui évoque des pensées moins innocentes et plus difficiles à regarder.
Du coup, il me regarde, moi, pour oublier le peigne accusateur, et je n’aime pas bien ce qu’il a l’air de penser en ce moment. Ça ressemble un peu trop à « Mon pauvre vieux, tu commences à yoyotter de la toiture, si tu te sens menacé par tes accessoires de salle de bain. » Mais je l’emmerde, moi. De quel droit est-ce qu’il me juge, ce petit con qui n’arrive même pas à décider s’il veut raser sa barbe ou non ?
Sur l’étagère, au-dessus du lavabo, il prend son flacon de parfum, le même Armani qu’il rachète dès qu’il le termine depuis vingt ans, et en applique méthodiquement trois vaporisations, une sur la nuque et une de chaque côté du cou. Puis il repose le flacon avec toujours cette même précaution inconsciente, il faut qu’il y ait exactement le même espace entre la bouteille de parfum et celle d’après-rasage qu’entre l’après-rasage et le gel coiffant.
L’odeur marine de l’eau de parfum me monte aux narines et je me rends compte que je ne l’aime pas, que je ne l’aime plus. C’est curieux, c’est la toute première fois que j’en prends conscience. Mais, après tout, c’est aussi la première fois que je passe autant de temps à observer le type. Brusquement, j’ai du mal à comprendre, j’ai du mal à accepter qu’il persiste à se couvrir de cette fragrance qui sent la tristesse et les jours de pluie, si elle ne lui plaît plus.
Je me rends compte, tandis que je continue de le regarder à la dérobée, que je le trouve de plus en plus agaçant. Ce gel pour les cheveux, par exemple, je ne m’explique pas pourquoi il persiste à en appliquer tous les jours alors que sa coiffure ne bouge pas d’un pouce s’il n’en met pas. Ça fait des années que je le vois faire ça sans me poser la moindre question, mais aujourd’hui, ça me perturbe. Ça fait plus que me perturber, en fait, je crois que ça me choque carrément. J’ai envie de lui envoyer mon poing dans la figure, une pulsion aussi violente que fugace qui disparaît à l’instant où je le vois serrer le poing pour riposter.
Qu’est-ce qui lui prend ? Il est tellement passif et apathique d’habitude, et voilà qu’il veut se battre ?
Autre chose me frappe tout à coup, au sens figuré, bien entendu ; c’est ce silence, partout dans la maison. Ça fait pourtant quelques semaines qu’il dure, et l’autre semble parfaitement s’en accommoder. Mais à présent que je prête un peu plus attention à ce qui se passe autour de nous, je me rends compte que cette absence de sons m’agresse. Je me sens une soudaine envie de crier pour combler le vide, pour entendre quelque chose, ne serait-ce que ma propre voix, pour protester contre cette normalité à laquelle il fait croire mais qui n’existe plus. Je surprends son regard, qui semble une nouvelle fois m’exprimer sans détour que si je me mets à gueuler dans la maison, je n’en suis plus seulement au stade du yoyottage de toiture, je suis à présent totalement ravagé du bocal.
Cette fois, je ne me contente pas de penser que je l’emmerde. Je le lui lance en pleine figure, les yeux dans les yeux.
Puis, je balaie d’une main rageuse les objets posés sur le lavabo et leur bel ordre immuable, je me détourne sans même un dernier regard du miroir et de l’abruti qui se tient de l’autre côté et je m’élance dans le couloir en poussant un hurlement libérateur.