Max et ses petits-fils, par Bernard Delzons

Un extrait du roman « Les évaporés » de Thomas B. Reverdy donnant un exemple de dialogues imbriqués dans une succession de textes explicatifs était le point de départ de l’atelier du jour. J’ai essayé de faire la même chose, mais sur un tout autre récit. 

Maxence, Max pour les intimes s’était assoupi dans son fauteuil roulant quand la sonnerie du téléphone le réveilla brusquement. Il portait une robe de chambre écossaise sur ses vêtements de jour. Il hésita un instant avant de se déplacer pour répondre. Il n’avait même pas entendu Maria, sa femme de ménage, partir. La pièce se trouvait maintenant dans une demi-obscurité. 
Il faudra que j’allume, se dit-il, mais il faut d’abord répondre. Ce doit-être Victor, on est mardi et il m’appelle généralement ce jour-là. Il manipula son fauteuil pour récupérer le combiné. 
Un miaulement lui fit comprendre qu’il avait dérangé « Matou » son chat. Il allait décrocher quand la sonnerie s’arrêta. Dans la liste des appels, s’affichait un numéro inconnu, aussi se réjouit-il de ne pas avoir été assez rapide.
Il se dirigea vers la table qui lui servait de bureau, pour allumer la lampe qu’il avait fabriquée avec une bonbonne qu’il utilisait pour faire macérer des pommes à cidre, quand il était encore valide. 
Un nouveau miaulement lui rappela qu’il était temps de donner ses croquettes à la boule de poils qui se frottait à ses jambes. Il avait juste ouvert le sac quand le téléphone sonna à nouveau. Cette fois Max se trouvait à côté ; le numéro qui s’affichait était le même que celui de l’instant d’avant. Persuadé que c’était une proposition commerciale, il décrocha avec une réponse préparée pour repousser l’intrus. 
– Allo.
– Allo.
– Qui est à l’appareil ?
– Monsieur Agile ?

Agile, ce n’était pas son nom, mais c’était celui que lui donnaient ses amis intimes et sa famille. Max disait souvent aux jeunes : « Que vous êtes agiles ! », ça lui était resté. Il sursauta, car au bout du fil il n’avait pas reconnu la voix.
– Agile, ce n’est pas mon nom, qui êtes vous ?
– Je suis un ami de votre petit-fils, c’est comme ça qu’il vous appelle. Il craignait que vous vous inquiétiez.

Notre homme avait eu une fille qui lui avait laissé deux petits-fils. Leurs parents étaient décédés dans un accident de voiture, lui qui était à l’arrière de la voiture en avait réchappé, mais il avait perdu l’usage de ses jambes. Cela se passait une dizaine d’années plus-tôt. Les garçons avaient alors une dizaine d’années. Il les avait donc élevés, comme il l’avait fait pour sa fille à la disparition de sa mère. Dans son malheur, il avait eu la chance d’avoir un métier qui lui permettait de travailler assis et, quand il n’était pas disponible, Maria s’était occupés des enfants.

– C’est donc Victor, pourquoi ne m’appelle-t-il pas lui-même !
– Il ne peut pas.
– Mon dieu, qu’a-t-il fait encore comme connerie ?
Le garçon au bout du fil lui expliqua alors que Victor était à l’hôpital. Il rassura aussitôt le vieil homme : il n’y était que pour accompagner Virginie, une jeune femme.
Max ne connaissait pas de femme avec ce prénom, aussi ne comprenait-il pas pourquoi son petit-fils se trouvait avec elle.
– Qui est cette femme, et qu’a-t-elle ?
– Je suis désolé, je pensais qu’il vous avait expliqué, Victor voulait seulement que je vous dise qu’il n’appellerait pas. Excusez-moi.
– Ne raccrochez-pas, vous avez trop parlé, dites-moi ce que vous savez.

C’est ainsi que Max apprit que la jeune femme allait accoucher et que son garçon s’occupait d’elle. Persuadé que Victor était le père, le vieil homme, furieux s’était mordu la main pour ne pas crier devant cet inconnu. Un long silence suivit. Puis, reprenant son souffle, il réentama le dialogue.
– Depuis quand sont-ils ensemble ? Je l’ai vu la semaine dernière, il ne m’a rien dit. Elle n’est pas fréquentable, c’est ça ? Elle l’a ensorcelé, il est tellement naïf !
Il n’obtint qu’un long silence en guise de réponse.
– Enfin, dites quelque chose !
– Ils ne sont pas ensemble, Virginie est ma sœur.

Cette fois, Max ne comprenait plus rien, mais au moins, si la jeune femme devait être entourée, c’était par son frère et pas par son petit-fils.
– Pourquoi n’est-ce pas vous qui êtes à l’hôpital ?
– Je me trouve à New-York.
– Vous me téléphonez de New-York pour m’annoncer que votre sœur accouche et que mon Victor est à l’hôpital avec elle, vous me prenez pour un débile ou quoi ?

Max avait raccroché. Il pensait que c’était un canular. Il était fatigué. Il se déplaça pour remplir l’écuelle de Matou qui sauta par terre, depuis ses genoux où il s’était réfugié pour être sûr qu’on ne l’oublie pas. Le téléphone sonna à nouveau. Furieux, Max décrocha, mais cette fois c’était son autre petit-fils, Arthur.
– Salut Papy, comment vas-tu ?
– Mal.

Le vieux monsieur raconta alors la conversation téléphonique qu’il venait d’avoir. Arthur éclata de rire. C’est lui qui aurait dû prévenir son grand-père, mais à ce moment-là, il assistait à une réunion très importante. Il ne savait pas comment s’y prendre pour expliquer la situation à son Max. Enfin, prenant son courage à deux mains, il commença :
– Le garçon qui t’a appelé s’appelle Samuel, c’est le meilleur ami de Victor. Comme il te l’a dit, il est aux Etats-Unis en ce moment. Sa sœur est seule, ils sont brouillés avec leurs parents, je ne sais plus pourquoi, et son compagnon l’a abandonnée quand il a appris qu’elle attendait un enfant. C’est tout, il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

Justement, Matou se manifesta en sautant à nouveau sur les jambes de son maître.
Alors Max, en partie soulagé, chercha a en savoir plus.
– Mais si cette Virginie n’est pas sa copine, en a-t-il une ?
– Tu lui demanderas.
– Et toi ?
– Oui, elle s’appelle Clara, mais tu sais je change souvent.
– Mon Dieu, quelle jeunesse !

Après tout, lui aussi avait été jeune, il se souvint qu’il avait eu pas mal d’aventure avant son mariage.
– Ton frère est aussi volage que toi ?
– Non, il est plus stable.
Arthur se rendit compte trop tard qu’il avait trop parlé. La seule solution pour s’en sortir serait de raccrocher, mais il comprit qu’il ne pourrait pas le faire car déjà, Max lui disait :
– Bon accouche, je suis bien calé dans mon fauteuil roulant tu peux m’achever maintenant !
– Il n’y a rien à dire.
– Parle !
– Demande-lui.
– Qui est ce Samuel ?
– Un ami !
– Un ami tout court ?
– Son ami.
– Petit ami ?
Après un silence, comprenant qu’il ne s’en sortirait pas, Arthur lâcha :
– Oui, ils sont ensemble depuis trois ans.

Max raccrocha. Cette fois, il était vraiment fatigué, il avait élevé ces deux garçons et après toutes ces années, il venait de découvrir qu’il ne les connaissait pas vraiment. Pourtant, Victor était un garçon sensible et délicat, il aurait pu s’en douter.
Il caressa son chat en pensant que lui au moins, il savait ce qu’il pensait. Puis après un moment de réflexion, il sourit se rappelant qu’on ne sait jamais ce qu’il y a dans la tête d’un chat !

 

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