La curiosité est-elle vraiment un vilain défaut ? par Bernard Delzons

C’est la piste d’écriture sur la curiosité qui m’a inspiré l’histoire ci-dessous, mais aussi la vue d’une très ancienne confiserie du centre de Paris sur Facebook, et l’évocation avec une amie des friandises que nous pouvions nous offrir quand nous étions enfants. J’ai écrit la première partie de cette histoire à l’atelier, mais devant la curiosité des autres participants, je me suis vu obligé de faire une suite !

 

1

L’inspecteur Marcus Navet était d’une humeur massacrante. Voilà cinq jours qu’il était sur une nouvelle affaire sans qu’il n’ait le moindre début de piste. On avait retrouvé le cadavre d’une jeune femme dans une confiserie de la rue des Petits champs à Paris, dans le deuxième arrondissement.

La gourmandise de deux gamins était à l’origine de la sinistre découverte. A la sortie de l’école, ils avaient l’habitude d’entrer dans cette boutique pour acheter quelques friandises quand leur argent de poche le leur permettait. Justement c’était le début du mois et ils avaient reçu cinq francs, chacun, de leurs parents. A peine la cloche de l’école avait-elle retenti que nos deux gamins s’étaient précipités vers « le Palais des Gourmands ». Ils ne savaient pas encore ce qu’ils achèteraient, mais ils salivaient déjà en pensant aux bâtonnets de réglisse, aux petites boites de coco ou encore à ces coquillages remplis de sucre caramélisé de différentes couleurs.

Le plus grand des deux avait tourné la poignée de la porte et tenté de la pousser pour entrer, en vain, elle résistait. Il demanda l’aide de son camarade et ils essayèrent, à deux cette fois, sans plus de succès. Alors, délaissant la porte, ils se rapprochèrent de la vitrine pour essayer de découvrir ce qui se passait à l’intérieur. Un mardi de mars, à 17 heures, la boutique aurait dû être ouverte, et en cas de fermeture exceptionnelle, il y aurait eu un panneau sur la porte pour en expliquer la raison.

Un instant, les deux enfants oublièrent l’objet de leur recherche devant la profusion de bonbons de toutes sortes qui s’exposaient à leurs yeux. Mais ils savaient bien qu’ils n’avaient pas les moyens de s’offrir ni les dragées, ni les noisettes en sucre ni les nougats, et encore moins les caramels. Alors ils cherchèrent à voir au-delà de la vitrine, à l’intérieur de la boutique. Ce n’était pas chose facile car la vitre intérieure faisait reflet.

Le plus âgé, en mettant sa main au-dessus de ses sourcils, s’aperçut qu’il voyait un peu mieux. Le plus jeune essaya, mais il était trop petit, il ne distinguait que le haut des meubles de la pièce. Finalement, sur la pointe des pieds presque aussi grand que son copain, il commença lui aussi à passer l’inspection du lieu. Il identifia le comptoir où étaient disposé les friandises qu’ils pouvaient acheter, et plus loin celui qui leur était inaccessible.

Une vielle dame qui passait dans la rue, intriguée par le manège des enfants, leur demanda ce qui se passait. Ils la connaissaient bien, c’était Mademoiselle Antoinette, elle habitait rue Notre Dame des Victoires. Elle faisait de la couture pour leurs mères.

Mise au courant, à son tour la dame regarda à l’intérieur. D’abord à gauche puis à droite, puis devant, enfin plus en profondeur ; alors elle aperçut la forme sur le sol, il n’y avait pas de doute c’était le corps d’une femme. Elle poussa un cri qui n’échappa aux deux garçons. Mais elle ne répondit pas à leurs questions, et leur intima de rentrer chez eux. Elle pensa qu’Ils n’étaient pas assez grands pour voir ce qu’elle avait vu… Elle attrapa deux oranges de son cabas qu’elle leur donna, en leur disant de filer.

Quand elle les vit tourner sur la première rue à gauche, elle se dirigea vers le café sur le trottoir d’en face, commanda un cognac, le but cul sec. Devant l’air ébahi du barman qui ne l’avait jamais vu demander autre chose qu’un café, elle expliqua ce qu’elle avait vu et on appela la police.

 

L’inspecteur était arrivé rapidement sur les lieux. La porte était fermée, la clef se trouvait sur la serrure à l’intérieur. Ils durent la forcer, avec précaution. La femme étendue sur le sol fut rapidement identifiée, il s’agissait de la vendeuse du magasin. Elle tenait seule la boutique ce jour-là, le patron se trouvait au mariage d’une nièce en province, c’est ce qu’avait déclaré le garçon de café.

Après examen, il s’avéra que la victime avait le crâne en partie défoncé, par un objet contendant que l’on n'avait pas retrouvé. Ça ne pouvait pas être une chute accidentelle, il n’y avait aucune trace sur les meubles qui entouraient le corps.

 

Marcus Navet interrogea tout le voisinage sans succès. L’assassin avait dû entrer par l’arrière-boutique, pourtant la porte était bien fermée, et elle aussi de l’intérieur. La vendeuse était célibataire, certains disaient qu’elle était la maîtresse du patron. Celui-ci, prévenu, abandonna la fête et rentra par le premier train de Clermont-Ferrand.

En réalité ce n’était pas sa maîtresse mais une fille qu’il avait eu hors mariage, et qu’il avait recueillie au décès de sa mère. En comprenant le chagrin de l’homme, l’inspecteur acquit la certitude qu’il ne pouvait pas être l’assassin. Sans compter les nombreux témoins qui assuraient qu’il se trouvait avec eux à l’heure présumée du crime. Bref, l’inspecteur tournait en rond et désespérait de comprendre ce qui s’était passé.

 

Il était dans la boutique avec le propriétaire quand deux jeunes filles de douze ou treize ans, entrèrent. Certainement des sœurs, la plus grande avait une queue de cheval et la plus jeune, des nattes. Elles portaient un chemisier à carreaux, style vichy, bleu pour l’une et rose pour l’autre, avec une jupe plissée marine. Le patron, bouleversé, leur annonça que c’était fermé, mais devant leur air décontenancé, il consentit à leur servir un ballotin de chocolat. Assis au loin Marcus les observait, pendant que l’homme empaquetait les chocolats. Il vit qu’elles s’étaient approchées d’une étagère et qu’elles se comportaient comme si elles regardaient par le trou d’une serrure. Intrigué, il s’approcha et leur demanda des éclaircissements. Les gamines devinrent rouge écarlate, mais ne voulurent rien dire et se précipitèrent à la caisse.

L’inspecteur scruta l’étagère, puis se baissa un peu pour se mettre à leur hauteur et découvrit un trou, qui laissait entrevoir une pièce où se déroulait un cours de gymnastique de jeunes garçons. Il haussa les épaules, surpris que si jeunes, les fillettes puissent ainsi s’intéresser à l’anatomie des adolescents. En continuant son inspection, il découvrit que l’étagère avait des charnières, il essaya de la faire bouger mais n’y arriva pas. Il pensa qu’il faudrait qu’il revienne avec Fernand, l’un des meilleurs éléments du commissariat, qui savait tout faire.

Le patron, revenu vers lui, expliqua qu’il n’avait jamais eu connaissance de ce passage, mais en regardant par le trou que lui avait montré Marcus, il reconnut la salle de gymnastique que l’un de ses apprentis fréquentait quelques années plutôt. Aussi proposa-t-il à l’inspecteur de l’y conduire.

Il fallait contourner l’immeuble, passer la rue sur la droite. On tombait sur une petite place. Et là, dans un bâtiment qui devait se trouver au dos de la confiserie, au rez-de-chaussée, se trouvait la salle de Gym.

Ils entrèrent et demandèrent à voir le patron. En le voyant, Marcus pensa le reconnaître sans pouvoir l’identifier précisément. Mais quand les deux garçonnets qu’il avait interrogés au début de son enquête entrèrent et saluèrent l’homme en disant « Bonjour monsieur Maurice », il comprit qu’il tenait sans doute le meurtrier.

En effet ; en prenant son poste au commissariat du deuxième arrondissement, il avait épluché les dossiers de ses prédécesseurs. A l’énoncé de son nom, il se rappela soudain les méfaits de ce proxénète qui avait exercé nombre d’activités honorables pour en cacher une autre, qui l’était beaucoup moins. C’était un bel homme affable à qui on aurait donné le Bon Dieu sans confession. Marcus sourit en pensant qu’il y avait d’ailleurs peu de chance que l’homme aille se confesser !

Il avait même été accusé de meurtre, puis relâché, faute de preuve. L’inspecteur savait qu’il fallait ne rien dire, continuer l’enquête, trouver des preuves et le mobile. Cette fois il était sur une piste et une bonne… Les enfants, qui avaient reconnu l’inspecteur, voulurent le saluer, mais il leur fit comprendre de ne pas le faire en mettant son doigt devant sa bouche….

2   

Marcus se posait mille questions sans aucune réponse à ce moment là. Comment les fillettes avaient-elle découvert ce trou indiscret, y avait-il d’autres personnes qui en avaient connaissance ? Comment se faisait-il que ces jeunes garçons aillent justement dans cette salle de gym, était-ce le pur hasard ? Le marchand de bonbons connaissait-il le propriétaire de la salle ? Pouvait-on voir de l’autre côté l’intérieur de la confiserie ? Comment était le trou de ce côté-là ? L’homme qu’il suspectait avait-il essayé de prendre le contrôle de la jeune femme ?

Marcus avait toujours été curieux, cela lui avait valu quelquefois de sévères remontrances de la part de sa mère mais à l’inverse, il avait aussi reçu quelques compliments. Il était à l’affût de ce qui se passait dans l’immeuble où sa mère été concierge. Il avait par exemple posé beaucoup de questions sur la demoiselle qui recevait chez elle beaucoup de messieurs différents, il ne comprenait pas qu’elle puisse avoir une si grande famille ! Il y avait aussi cet homme qui venait régulièrement à la tombée de la nuit, qui montait en rasant les murs jusqu’à l’appartement de monsieur Durand et qui repartait tout aussi discrètement !

C’était pendant l’Occupation, il connaissait parfaitement ceux qui faisait du marché noir et au contraire ceux qui sortaient le moins possible pour ne pas se faire repérer par la police.

Un jour où il trainait dans la rue, il avait tout de suite compris que la police allait faire une descente dans leur immeuble. Il avait juste eu le temps d’alerter une femme et sa fille et de les cacher au sous sol le temps de la perquisition. Elles avaient alors eu le temps de se réfugier en province.  

A cette époque, il fréquentait une librairie à l’ancienne tenue par un vieux monsieur qui l’avait pris en amitié. Celui-ci l’installait derrière la caisse et lui donnait des livres à lire. Un jour, il avait vu arriver un jeune homme tout essoufflé. Le vieil homme avait fait pivoter une étagère qui cachait une porte, derrière laquelle le jeune homme avait disparu. Quand la police était arrivée, lui demandant s’il avait vu un jeune homme, le libraire avait répondu que non. Marcus, interrogé à son tour, leva la tête de son livre et répondit qu’il n’avait vu personne. Une fois seuls, l’homme s’était approché et en le regardant droit dans les yeux, il lui avait serré la main, avec des larmes dans les yeux.

Quinze années plus tard, Marcus se souvint brusquement de ce moment, il savait donc qu’il y avait des passages secrets qui avaient beaucoup servi, mais il pensait que beaucoup avait été bouchés à la Libération. Il comprit qu’il devrait chercher dans les archives du deuxième arrondissement en espérant qu’il trouverait quelque chose sur la confiserie.

Devant une bière dans son appartement, il repassa les évènements de la journée et brusquement, en pensant aux enfants, il se revit dans cette boutique d’un autre temps où il passait de longs moments à explorer toutes ces merveilles à ses yeux de gamin. Il y avait de tout, des plumes, des taille-crayons, des billes, des petites voitures, du papier à lettres des crayons, des aiguilles… Une vraie caverne d’Alibaba. Le vieux couple qui tenait ce magasin portait une blouse grise. Il les aimait bien car ils le laissaient fureter partout en contrepartie de quelques menus services.

 

******

           

La confiserie avait été remplacée pendant l’Occupation par un centre de soins et les bonbons, par des médicaments dans les bocaux. Le propriétaire actuel avait racheté la boutique en 1948 et l’avait rendu à son commerce initial. Le rez-de-chaussée, occupé aujourd’hui par la salle de gym, avait été un atelier de réparation pour les vélos. C’était le fameux Monsieur Maurice qui l’avait racheté et transformé, en 1953. Marcus, conscient qu’il commençait à prendre du ventre, décida de s’inscrire dans cette salle, avec l’espoir simultané de découvrir les secrets du lieu.

Par ailleurs, l’autopsie de la jeune femme montra qu’elle n’était pas morte dans la boutique où on l’avait découverte et que les coups lui avaient été infligés post mortem. Elle était décédée par suite d’un arrêt cardiaque.  

Le mur de la pièce que l’on voyait de la confiserie était recouvert par un papier peint avec une multitude de lettres, très difficile à fixer sans avoir la tête qui tourne, mais Marcus ne tarda pas à identifier l’endroit qui devrait correspondre au judas de l’autre magasin.

 

Les enfants, qui ne connaissaient pas l’aspect dramatique de l’évènement, étaient tout émoustillés à l’idée de faire des découvertes. Marcus leur avait simplement dit qu’il existait sûrement un passage entre les deux magasins, mais qu’il avait dû être bouché car il n’y avait aucune aspérité sur le mur, côté gymnase, sauf peut être une sorte d’œil permettant de voir de l’autre côté.

 

Le propriétaire de la confiserie était parti dans les Vosges, enterrer sa fille à coté de sa mère. Il avait laissé le magasin à mademoiselle Antoinette, la vieille dame qui avait découvert le cadavre. Surpris, Marcus l’avait interrogée. Elle lui avait confié que ce magasin appartenait à ses parents avant la guerre, mais qu’ils avaient dû vendre, faute de clients, à l’arrivée des Allemands. A l’époque elle était amoureuse du fils du marchand de vélos. Et ils avaient percé le mur pour s’envoyer des messages. Elle précisa qu’il n’y avait jamais eu de passage entre les magasins à ce niveau. L’accès d’un immeuble à l’autre se faisait par les caves.

Les charnières de l’étagère qu’avait repérées Marcus ne servaient à rien, c’était juste un meuble de récupération que ses parents avaient utilisé pour la décoration du magasin. Elle lui montra comment on accédait au sous-sol ainsi que le passage entre les deux immeubles. La cave servait de réserve à la confiserie.

Marcus envisagea alors que ce qu’il avait pris pour un assassinat n’était peut-être qu’un accident. La malheureuse jeune femme avait dû avoir un malaise, alors qu’elle se trouvait sur un escabeau, elle s’était accrochée au rayonnage, qui en basculant lui avait écrasé la tête. Le sang par terre, le meuble renversé et les bocaux en miettes allaient dans ce sens. Mais il faudrait tout de même interroger le proxénète, pensa-t-il.

De leur côté, les garçons, profitant que le patron du gymnase fût parti à Longchamp pour jouer aux courses, avaient exploré le mur et trouvé un trou dans l’une des lettres « a » qui recouvraient le papier peint. De ce côté-là, on n’entrevoyait qu’une simple lueur. Curieux, ils s’étaient rendus dans la boutique des bonbons, pour constater qu’un bocal en verre cachait l’orifice. 

 

Le lendemain, interrogé, le proxénète avait expliqué qu’il avait découvert le corps dans la réserve de la confiserie mais que, ne voulant pas être mêlé à ça, il l’avait porté dans la boutique pour qu’il y soit découvert. 

Mais l’homme n’avait pas tout dit. Quand il avait entendu du bruit dans le sous-sol mitoyen du sien, il avait ouvert la porte qui séparait les deux pièces avec un clef qu’il avait fait faire avec l’idée de s’en servir un jour ou l’autre. La jeune femme qui connaissait sa mauvaise réputation, bien connue dans le quartier avait eu son malaise cardiaque en le voyant entrer. L’autopsie avait montré que la jeune femme avait une malformation du cœur qui expliquait ce décès. Mais l’inspecteur, conscient que le récit du malfrat manquait de clarté, demanda au juge d’instruction sa mise en examen. 

A la suite de l’enquête, personne n’ayant pu prouver qu’il était à l’origine de la mort de la jeune femme, il ne fut condamné que pour violation de domicile. C’était bien un comble pour un proxénète !

 

L’enquête eut d’autres conséquences. Le jeune homme dont mademoiselle Antoinette était amoureuse avait été arrêté par la Gestapo quand on avait soupçonné qu’il était dans la résistance. Elle ne l’avait jamais revu. Mais sur ses indications, Marcus retrouva, dans les archives, la fin de l’histoire. Le jeune homme s’était suicidé pour ne pas avoir à dénoncer ses camarades. Quand Marcus lui expliqua ce qu’il avait découvert, la vieille dame éclata en sanglots, aussitôt entourée par les deux jeunes garçons.

 

Plus tard en repensant à tous ses événements, Marcus se demanda si la curiosité était vraiment un vilain défaut !

 

 

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